Entretien imaginaire n°1

15 juillet 2013 14 h 52 min

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Je cours. Comme toujours je suis en retard, affreusement en retard. Mais aujourd’hui c’est pire, parce que j’ai rendez vous avec Elle. Et que de ce fait je ne peux définitivement pas me permettre d’être en retard. Mais je me suis perdu dans ce fichu métro. Je manque me casser la figure en dérapant sur une plaque de verglas mais je me rattrape a la dernière minute à un panneau stop qui a eu la bonne idée de se trouver là. Une minute le temps de recommencer à respirer et je repars de plus belle. Une chance que je sache courir en talons. J’arrive juste à l’heure devant le petit salon de thé ou elle m’a fixé rendez vous de sa voix un peu éraillée.

Elle est déjà là et ça me déstabilise. Je respire un grand coup pour calmer les battements de mon cœur rendus frénétique par ma course mais aussi par le stress que me procure cette rencontre. Je me recoiffe d’une main fébrile et j’entre faisant tintinnabuler une petite cloche au dessus de la porte. Son regard noir se pose sur moi, perçant, et me dissèque. Je déglutis. Je m’avance vers elle sans qu’elle ne me lâche du regard. Arrivée devant la table je m’arrête.

« Tu a failli être en retard. » me dit-elle
Bien sur elle me tutoie, je ne suis qu’une simple élève, une de ses disciples, une de plus. Et elle est une déesse, auréolée de ses récompenses, de ses prestiges; taillée dans cette étoffe pleine de blessure qui fait les grands.
« Excusez-moi » je réponds rouge et penaude.
Je ne lui explique pas les raisons de mon retard je sais qu’elle s’en moque et qu’elle les ballera d’un revers de la main.
« Assis toi. » m’ordonne t elle
Je m’exécute. Je vois bien que cela l’agace mais face à ce regard d’aigle je perds tout mon franc-parler et ma contenance. Elle boit une énorme tasse d’un café aussi noir que ses yeux. Un serveur vient, je commande un thé au lait. Elle esquisse un demi-sourire félin.
« Je pensais que tu allez commander un chocolat.
-Pourquoi ?»Je demande
Le sourire s’élargit.
« Regarde-toi tu n’es qu’une enfant. Pourtant au téléphone tu avais une voix de femme. »
Je ne sais pas si c’est un compliment ou un reproche. C’est comme ça avec elle on ne sait jamais si c’est du lard ou du cochon.
« Lequel as-tu préféré ?» demande t elle changeant brusquement de sujet.
Il me faut un moment pour comprendre qu’elle parle de ses œuvres.
« Je ne les ai pas toutes lues » j’avoue honteuse.
Je m’attends a un regard empli de déception mais elle rit d’un rire de gorge un peu caverneux.
« Tu ne les a pas toutes lues ? Voilà qui me change. D’habitude tout les petits jeunes qui se présentent à moi ont décortiqué chacun des mots de mes livres et peuvent me les réciter sur le bout des doigts. Et toi tu ne les a pas tous lus. Pourquoi ? »
Elle est intriguée, j’ai piqué sa curiosité parce que je sors un peu du moule.
« Par manque de temps. Mais je peux vous réciter ce que j’ai déjà lu si vous voulez. »
Elle rit à nouveau et je me rends compte que j’ai parlé avec un ton un peu ironique.
« Très bien et dans ceux que tu as lus, lequel est ton favori ? »
Je le sors de mon sac et lui tends. La couverture blanche est salie aux endroits où divers objets de mon sac ont frotté dessus au fil des années. Les coins sont écornés, certaines pages sont gondolées. Il a été plié tant de fois que la reliure est fripée. Elle l’attrape d’une main et le regarde un instant.
« Tu le trimbale partout avec toi ?
-Dès que j’ai envie de le relire. »
Elle a l’air surprise que se soit celui que je préfère. D’ailleurs je lui demande si elle est surprise.
« Oui. » me répond-elle. « Tu a l’air d’une sentimentale. Et ce livre n’a rien de romantique. Il n’y a pas de fin heureuse. »
Je ne lui demande pas comment elle sait que je suis une grande émotive. Je me doute que de derrière ses lunettes, ses yeux on déjà sondé mon âme et en connaissent les moindres recoins. Je lui explique mon rapport au sexe, cette impression que j’ai toujours après, que c’est mal, que je n’ai pas le droit. Je lui dis que je suis fascinée par cette enfant de quinze ans, par la sensualité qui se dégage d’elle et de tout ce qui l’entoure. La voiture, Saigon, la chambre miteuse, cette moiteur, cette chaleur, tout prend une tournure hautement sexuelle qui fait toute l’ambiguïté de ce livre. Je lui dis également que pour moi c’est un des livres les plus romantiques malgré tout, parce que cette histoire d’amour impossible me bouleverse, me fait pleurer. Elle a l’air de plus en plus intrigué par ma petite personne.
« Rappelle-moi ton nom et ton âge. » me demande t elle en allumant une cigarette.
Je lui dis. Ma jeunesse énoncée à voix haute semble vraiment la surprendre. Durant un instant nous ne disons rien. Je m’attends à ce qu’elle me parle de son œuvre, m’explique ce que je sais déjà c’est-à-dire pourquoi elle en est venue à écrire ça. Comme toujours elle n’en fait rien. Elle change de sujet.
« Pourquoi écris-tu ? »
C’est la question que je redoutais. Je sais que la réponse est cruciale.
« Je ne sais pas. Au début c’était par amusement, puis ça a été par passion. Je voulais montrer que j’en étais capable. »
Elle claque de la langue en signe de désapprobation et je bois une gorgé de mon thé arrivé depuis longtemps.
« On n’écrit pas pour les autres. Je n’ai jamais écrit pour personne, ni pour ma mère, ni pour le Chinois, ni pour mon mari déporté, pour personne.
– Pour qui écrit-on alors ?
-Et bien pour soi. Pour les histoires, pour les personnages, pour les souvenirs, pour les morts qui ne peuvent plus parler. Si tu écris pour les autres tu es détournée du vrai but de l’écriture, de la vérité des mots de leur simplicité. Tu fais des jolies phrases pleines de ronds de jambes qui te détournent du sens premier, de l’essence de ton message. On n’écrit pas pour les autres, pas plus qu’on écrit dans le but d’être publié. »
Je bois ses paroles. Je l’idolâtre, je la vénère, je me prosterne a ses pieds.
« Je vous aime » je lui dit de but en blanc.
« Ni voyez la rien de sexuelle ou de physique » j’ajoute pour tuer dans l’œuf tout mal entendu. « C’est intellectuellement que je suis tombée amoureuse de vous »
Elle sourit de nouveau. Et change de sujet un fois encore.
« As-tu aimé le film » me demande-t-elle en souriant
Elle parle de l’adaptation du livre qu’elle tient toujours entre ses mains. Je sais qu’elle la méprise, qu’elle a trouvé la fille « innocente à en hurler » et qu’elle nie toute implication quelconque dans cette œuvre. Je sais aussi qu’elle sait que je sais tout ça et quelle attend avec impatience ma réponse. Elle me teste à nouveau. Et je joue gros. Si je réponds comme elle, elle va se dire que je ne suis qu’un mouton de Panurge, une lèche-botte. Mais si je la contredis totalement elle risque de se vexer et de me congédier, ce qui serait une humiliation ultime. Je dois donc trouver un parfait équilibre.
« J’ai trouvé l’adaptation assez fidèle à l’œuvre même si les choix de réalisation ont rendu certaines scènes cliché. J’ai regretté l’absence de certaines autres comme celle de la Folle de Saigon qui m’avait beaucoup intrigué dans le livre. Et j’ai été déçue par le casting : ils ne sont en rien semblables physiquement au personnage du livre. »
Elle sourit encore et je me fais la réflexion qu’elle ressemble au chat du Cheshire d’Alice au Pays des Merveille : à la fois hypnotisant mais au fond légèrement angoissante.
« Tu es maligne » me dit t elle dans une bouffée de cigarette.
Cette fois-ci, je sais que c’est un compliment. Soudain elle a en main un stylo feutre noir qui sort de je ne sais où. Elle ouvre mon exemplaire corné et griffonne quelques chose dans la page de garde. Elle referme le livre d’un coup sec et me le tend. Je le prends et le range dans mon sac. Même si je meurs de curiosité je me retiens de lire la dédicace devant elle. La nuit commence a tomber, le thé est froid depuis longtemps. Je ne sais pas combien de temps nous somme restées là.
« Tu n’es pas lâche comme tous ces jeunes écrivains qui demandent un entretien avec moi. Et tu es moins directe que moi. Cela te servira dans la vie. C’est un art que de savoir arrondir les angles. Attention cependant a trop arrondir on finit par se retrouver encerclé et par ne plus pouvoir donner son avis. »

C’est sur cette phrase énigmatique qui me laisse une drôle d’impression qu’elle prend congé. Elle se lève et attrape un sac cabas qui me rappelle celui de Mary Poppins. Je la regarde et finalement je me dis que sous ses airs revêches et sévères, au fond elle s’amuse de sa notoriété pour déstabiliser les gens. C’est un jeu pour elle. Elle me salue d’un hochement de tête alors qu’un jeune homme bien habillé viens la chercher devant le petit café. Il lui prend le bras, m’adresse un petit sourire et les voilà partis doucement dans les rues. Je sors le livre de mon sac et je l’ouvre. D’une écriture nette et droite elle dédicace le livre : « à la femme-enfant si sensuelle dans sa timidité. » et signe M.D.
M.D. comme la drogue. C’est ce qu’elle est, ce que ses livres sont, une drogue.
Je la regarde disparaître comme dans un songe. Tout ceci n’est qu’un songe.
A bientôt Marguerite, peut être nous reverrons nous ?

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