La fée aux escarpins vernis

27 mai 2012 16 h 07 min

Le jour où je l’ai vue, je l’ai tout de suite aimée. Ne me demandez ni pourquoi ni comment, cela a été un coup de foudre inexplicable. Elle est entrée dans la pièce, cette pièce remplie d’enfants, et elle a tourné la tête vers moi. Quand nos yeux se sont croisés, j’ai pensé :
« Celle-ci, c’est la mienne. Elle est pour moi… »

Elle était si belle, on aurait dit une princesse occidentale, comme celles qui sourient en couverture des magazines. Elle avait des cheveux dorés, un peu ébouriffés et très frisés.
Ses cheveux sont la première chose que j’ai aimée chez elle parce que, dans ma tête de petite fille, ils étaient semblables à ceux de la poupée dont je rêvais depuis toujours. Et puis, ils symbolisaient quelque chose pour moi. Ce blond indiquait une chose primordiale : elle n’était pas Japonaise. Ici, toutes les chevelures que je voyais au quotidien étaient noires et raides.
Elle n’était pas japonaise.
Ensuite, j’ai vu ses yeux. Des yeux allongés, mais pas en amande. D’immenses yeux noisettes, bordés de vert et d’or. Et ses longs cils noirs, épais et recourbés ! Elle avait un nez un peu aplati et une bouche mince qui ne gâchaient rien à sa beauté. Bien au contraire, ils la rendaient atypique. De toute façon, elle aurait été la plus laide de toutes, je l’aurai trouvée jolie. Bon, d’accord, peut-être pas en réalité, mais la question ne se posait pas.

Il n’y a pas que son visage qui m’ait marquée. Elle est entrée dans cette pièce où tout le monde portait un uniforme bleu marine, et où, jamais au grand jamais, les filles ne portaient de pantalons. Et bien elle, elle est arrivée vêtue d’un tee-shirt blanc soyeux , d’une veste militaire noire et d’un jean slim très foncé. C’était la première fois de ma vie que je voyais une femme en pantalon. Cela la rendait encore plus belle à mes yeux. Mais quand mon regard s’est posé sur ses chaussures, j’étais sûre qu’elle était une princesse. Elle portait la plus haute paire d’escarpins que j’ai jamais vue, noire et très vernie.
Comme Cendrillon, ai-je alors songé.

Madame Ming, la directrice, s’est approchée de la princesse et m’a montrée du doigt. Elle a souri et tout doucement est venue vers moi, comme pour ne pas m’effrayer. Elle marchait comme une danseuse. Tout en elle était gracieux. Elle s’est assise sur le lit juste à coté de moi et m’a tendu la main.
« Bonjour. »

Sa voix était douce et chaude. Je n’ai pas pu résister, j’ai posé ma main sur sa joue. Elle s’est pétrifiée, surprise. Et puis, elle a fait pareil avec moi. Elle a approché sa belle main de mon visage et l’a effleuré du bout des doigts. J’ai souri de toutes mes dents. C’est alors qu’elle a éclaté en sanglots. J’ai aussitôt retiré ma main, effrayée. Je l’avais faite pleurer, mon dieu , qu’est-ce que j’avais bien pu faire de mal pour qu’elle se mette dans un tel état ? Elle s’est essuyé doucement les yeux et puis, de nouveau, elle a souri.
« Excuse moi. Je ne voulais pas te faire peur. »

Elle a ouvert les bras et les a tendus vers moi. J’ai grimpé sur ses genoux sans me faire prier et me suis blottie contre elle. Son parfum faisait penser aux bonbons, sucré et acidulé tout à la fois. Elle m’a serrée, fort, comme si elle avait peur que je ne disparaisse.
J’avais la tête contre sa poitrine, j’entendais battre son cœur, et ce bruit régulier m’a apaisée. Elle me caressait doucement les cheveux. C’était agréable. Et puis elle s’est penchée et a attrapé un cabas sur lequel un motif de gâteaux était représenté.
« Je t’ai apporté quelque chose » a-t-elle dit.
Et là, c’était Noël avant l’heure.

Evidemment, en comparaison de ce que j’ai reçu ensuite, ce n’était rien. Mais les premiers cadeaux de ma vie, je les ai savourés comme s’ils étaient des friandises. Le premier paquet qu’elle me tendit était rose bonbon. À l’intérieur, il y avait une petite valise en carton rose à pois blancs contenant des vêtements de poupée, tous plus luxueux les uns que les autres. Le deuxième paquet, rose également, révéla un manteau et quelques vêtements dans des teintes oscillant entre turquoise, rose, rouge et blanc. Le troisième contenait une poupée qui lui ressemblait beaucoup. J’étais émerveillée et elle euphorique de voir cette joie dans mes yeux.
« Elle te plait ? »
J’ acquiesçais.
« Si tu ne l’aimes pas, on peut la changer »
J’ai serré le jouet de toutes mes forces contre moi, et elle a éclaté de rire, un rire cristallin et doux, comme celui d’une petite fille.

« D’accord, je crois qu’elle te plait beaucoup en fait. Est-ce qu’elle a un nom, cette demoiselle ? »
J’ai réfléchi un instant. Puis j’ai posé ma main sur la sienne.
« Et toi, comment tu t’appelles ? »
Elle a été surprise, car c’étaient les premiers mots que je prononçais en anglais.
« Mon prénom est Améthyste.
– Alors c’est comme ça que je l’appellerais elle aussi. »
Elle a souri, et puis de nouveau, ses yeux se sont embués.
« Est-ce que tu es triste ? » J’ai demandé.
« Oh non, ma chérie ! Non, pas du tout !
– Alors, pourquoi pleures-tu ?
– Il y a deux sortes de larmes, celles de tristesse, de colère. Et celle de joie. Moi, aujourd’hui, c’est de joie que je pleure. Est-ce que tu comprends ?
– Oui.
– Bien. Est-ce que tu veux ouvrir ton dernier paquet ?
– Oui. »
Elle me l’a tendu. Il était lourd, enfin plus que les autres. J’ai défait avec soin les rubans et ouvert la boite en carton. J’ai poussé un cris de surprise. Des chaussures en verni rose ! Par la suite, je les ai portées jusqu’à ce que la semelle soit complètement trouée.
« Ça te fait plaisir ?
– Merci beaucoup.
-Mais de rien. »
À ce moment là, madame Ming est revenue, accompagnée d’une autre dame. Madame Ming a dit à Améthyste de la suivre dans son bureau et m’a demandée d’aller dans ma chambre avec la dame. Je ne voulais pas quitter la princesse, alors j’ai pleuré. Elle m’a serrée dans ses bras.
« J’ai une petite chose à régler et je te rejoins. C’est promis. »

Je lui faisais confiance, aveuglement, depuis l’instant où elle était entrée en illuminant ma vie. Alors j’ai suivi la dame, elle portait mes cadeaux. Nous sommes entrées dans ma chambre et nous avons mis toutes mes affaires dans une malle. Ensuite, la dame m’a aidée à mettre mes nouveaux vêtements et mes chaussures. Je n’ai gardé avec moi que la petite valise à pois et la poupée. Nous les avons rejointes dans le bureau de madame Ming. Elle était toujours là. Elle m’a de nouveau souri. Elle avait l’air douce, tendre et attentive. Elle m’a expliqué les choses. « Ce soir, je t’emmène avec moi là où je vis. »

C’est assez surprenant la vitesse avec laquelle tout a été réglé, mais le Japon devait faire face à une crise sans précédent après le séisme. J’ai donc en quelque sorte été évacuée en urgence. Nous avons dit au revoir et nous sommes parties. Dans le taxi qui nous amenait à l’aéroport, elle m’a parlée

d’elle, des enfants qu’elle avait déjà, de moi et de la raison pour laquelle son mari et elle avaient fait ce choix. Elle m’a parlé de lui aussi, mais il était déjà venu me voir, je le connaissais. Elle, je l’ai aimée chaque seconde un peu plus. Je jouais avec ses cheveux, je sentais son parfum, je la touchais sans cesse. J’avais peur qu’elle ne disparaisse. Elle m’a posé des questions sur moi, sur mes goûts. Nous avons préparé ma poupée pour le voyage, la changeant de vêtement.

Et puis, nous sommes enfin arrivées à l’aéroport . Je me suis collée à elle quand nous y sommes entrées. Nous marchions dans des dédalles interminables de couloir. J’avais sommeil, elle semblait inquiète. Alors, elle m’a prise dans ses bras et a pressé le pas jusqu’à l’embarquement. Chaque seconde, je craignais qu‘on ne m’enlève à elle. Elle m’a acheté des magasines et a payé avec une carte dorée. C’était une magicienne, je l’idolâtrais. Nous sommes montées dans un énorme appareil qui faisait un bruit assourdissant. J’avais peur, elle m’a tenu la main pendant le décollage. Et puis elle a appuyé sur un bouton et son siège s’est allongée.
« Le voyage va être long, tu devrais dormir. »
J’ai secoué la tête, soudain prise de panique . Elle l’a remarqué immédiatement.

« Pourquoi ne veux-tu pas dormir ? Nous ne craignons rien dans l’avion.
– J’ai peur de ne pas te retrouver lorsque je me réveillerai .
– Bébé, je serai là toutes les fois où tu te réveilleras, je te le promets. »
J’avais confiance en elle et j’avais de l’affection pour elle maintenant qu’elle m’appelait « bébé » . Mais j’étais encore réticente. Elle a défait ma ceinture et je me suis blottie contre elle.
« Dors, je suis là ! »

Juste avant de fermer les yeux, j’ai su que ce n’était que le début de l’aventure et que le meilleur restait à venir. J’aimais l’homme dont elle m’avait parlé, son mari Nataniel ; j’aimais ses enfants, même s’il allait falloir la partager avec eux à partir du lendemain. Et je l’ai aimée elle, la princesse en jean, la magicienne, la poupée, la mère noël. La mère.

J’avais trois ans et je m’en souviens encore comme si c’était hier. Le plus beau jour de ma vie. Le jour où j’ai rencontré ma mère.

Vous en parlez

Ecrire un mot ?

Vous avez un compte ? Connectez-vous

obligatoire

obligatoire

optionnel