La légende est en marche

12 mars 2013 19 h 45 min

Le Maître est assis sur une chaise, les épaules voûtées, les traits défaits. Jamais son disciple ne l’a vu aussi accablé. D’autres élèves font mine d’entrer dans la pièce. D’un geste, il leur fait signe de rester à l’écart.
— Nous sommes traqués comme des bandits ! s’insurge le disciple. Il y a peu, des foules nous suivaient. À présent, nous en sommes réduits à mener une vie clandestine ! Les ingrats !
Comment peuvent-ils vous pourchasser après tout le bien que vous avez fait ? Tous ces malades que vous avez guéris, les aveugles, les possédés, les épileptiques, les lépreux, les…
— Je n’ai jamais guéri de lépreux ! La rumeur enfle les faits…
— La légende est en marche, Maître !
— J’ai déjà dit que je voulais persuader les foules par la parole, et non grâce à mes talents de guérisseur.
— Les foules sont parties. Elles attendaient un roi capable de prendre la tête d’une
insurrection contre l’envahisseur.
Le Maître secoue la tête, comme s’il s’entretenait avec un cancre fini. Il soupire et reprend :
— Loin de moi le pouvoir temporel corrupteur ! Je fais le bien et non le mal, je suis la Loi et ne prêche pas la révolte contre l’envahisseur.
— Vous prêchez contre les autorités religieuses. Elles veulent votre mort.
Le visage du Maître se crispe et s’empourpre. Il serre les poings et se lève.
— Les hypocrites ! Les hommes de peu de foi ! Avec formalisme ils pratiquent, mais leur cœur n’y est pas. Ils ne comprennent pas qu’il faut dépoussiérer la morale archaïque.
— Mais Maître, les Écritures sont sacrées…
— Voudrais-tu lapider un homme qui ramasse du bois pendant le sabbat, qui insulte ses parents ou pratique l’adultère ?
Allons ! Nous ne sommes plus au temps de Moïse ! J’ai prêché une morale plus douce, empreinte de plus de sollicitude et de fraternité.
— Vous leur avez maintes fois fermé la bouche ! Mais votre morale est difficile à appliquer.
— C’est un idéal vers lequel tendre. La perfection n’est pas donnée aux mortels.
Les deux hommes gardent le silence. Puis le disciple dit :
— Nous sommes recherchés pour trouble à l’ordre public depuis la bagarre avec les vendeurs du Parvis.
Le Maître pâlit, se rassoit. Il cligne des yeux nerveusement.
— Je me suis emporté ce jour-là… Un démon m’a poussé. Mes nerfs éprouvés ont lâché.
J’ai agi contre le bien : j’ai été violent, moi qui suis là pour apaiser ; j’ai jugé, moi qui suis sur Terre pour sauver…
— Sauver… reprend le disciple. Si vous me permettez un mot joueur dans notre situation tragique, Maître, pourquoi ne vous sauvez-vous pas de cette ville ? J’ai voyagé dans les contrées voisines avant de vous suivre. De nombreuses communautés religieuses sont prêtes à croire en un Dieu unique qui offre la vie éternelle pourvu qu’on ait la foi. Ces idées sont inspirées de courants philosophiques grecs. Il ne manque que le trait d’union entre Lui et les hommes, son Fils mythique ou réel. Le terreau est fertile, la graine a été semée. Il ne reste qu’à arroser…
— Arroser avec mon sang… Il est trop tard pour fuir. J’ai demandé à l’un de vous de me dénoncer…
— Je comprends à présent pourquoi vous avez dit lors du souper : « Ce que tu as à faire, fais-le vite. » Mais pourquoi ?
— Pour que se réalise la prophétie des Écritures. Et pour en finir… Je…

Le Maître met sa tête dans ses mains, en plein désarroi. Le disciple s’approche, pour entendre ce que le Maître murmure :
— Mon Père, éloigne de moi ce calice amer, s’il se peut…
— Maître, au crépuscule de notre rencontre, confiez-moi le tourment qui vous oppresse…
Le Maître retire les mains de son visage sombre. Ses yeux sont humides, sa respiration forte.
— Mon âme est troublée. Mon cœur est triste à mourir. Je doute. Les autorités veulent me faire mettre à mort pour blasphème. Elles ne croient pas que je sois le fils de Dieu. Les pharisiens pensent que je suis fou, que j’ai un démon. Or j’entends la voix de mon Père dans ma tête parfois… Mais est-ce bien Lui ? Et si les Pharisiens avaient raison… Il faut en finir, je dois savoir…
— Maître, j’ai discuté avec les autres disciples. Si vous êtes condamné, nous pouvons soudoyer les gardes et vous remplacer par un esclave drogué avant l’exécution.
— Quoi ? Un innocent exécuté à ma place ? Quelle indignité !
— Qu’il soit fait selon votre volonté. Nous avons élaboré une autre solution. Nous enlèverons votre corps du tombeau et proclamerons à travers Jérusalem que vous êtes revenu d’entre les morts. La légende est en marche, Maître !
— Quoi ? Mais…
On frappe avec force à la porte.
— Au nom du Préfet Ponce Pilate, ouvrez !

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