Les Pèlerins de Pierre

2 septembre 2013 9 h 28 min

statues

Des éclairs zébraient régulièrement le ciel, illuminant les nuages, ponctuant les rugissements du tonnerre. La pluie inondait la Colline des Pèlerins sur laquelle s’appuyait la ville que dominaient les Trois Pèlerins. Ces hautes statues de granit gris et usé, culminant à quinze pieds, représentaient trois hommes, ou trois femmes _ l’on n’avait jamais su _, dont le corps était entièrement recouvert d’une cape lourde et épaisse, tombant en plis élégants au ras du sol. Une longue capuche dissimulait leur visage androgyne et sévère. Ils se tenaient côte à côte, droits, grands, dignes, comme des rois surveillant de loin leur ville. Celui du milieu se tenait un pied devant les deux autres de sorte qu’ils étaient les trois pointes d’un triangle. Les Pèlerins restaient inébranlables sous l’orage, comme s’il ne l’atteignait pas, alors que le reste de la ville tombait en ruine. Les volets se détachaient de leurs gonds, quelques tuiles tombaient, les bouches d’égout débordaient, des bras tombaient et emportaient leur tronc dans leur chute. Le bois, en s’écrasant sur les routes, faisaient sauter plusieurs pavés, défonçant les avenues. Dans les artères que l’on n’avait pas recouvertes l’eau se mélangeait à la terre pour devenir boue et souillait le pied des murs sur plusieurs pouces de hauteur. Les dieux semblaient vouloir la mort des vivants d’Hedmon tant le ciel se déchainait.

Anluan sortit de chez lui. Très vite ses vêtements collèrent à sa peau, ses cheveux bruns se plaquèrent sur son visage et il dut ouvrir la bouche pour respirer tant la pluie était puissante. Le jeune homme leva ses yeux clairs sur le ciel si sombre et admira un moment les éclairs avant de sortir de sa torpeur. Si la lumière du soleil ne venait pas transformer la liqueur que la guérisseuse avait faite, altérant sa couleur et ses propriétés ; son frère mourrait. Il ne pouvait pas laisser faire ça. Derrière lui sa mère lui hurlait de rentrer, d’attendre, qu’il allait tomber malade et les perdre tous les deux. Mais les grondements du ciel, le rugissement de la pluie et le sifflement du vent masquait sa voix, Anluan n’entendait pas tous ses mots et de toute manière il s’en fichait. Le jeune homme regarda les Trois Pèlerins. Selon la légende ils avaient le pouvoir de contrôler le ciel. Il avait passé toute la journée précédente à chercher des livres dans la vieille bibliothèque des sous-sols d’Hedmon, il avait taillé dans du bois de cèdre la rune pentagrammique qui était censé servir à activer ce pouvoir, il avait passé des heures à apprendre la formule de sorcellerie par cœur, à méditer pour ouvrir son esprit, et à tenter de contrôler les battements de son cœur. Anluan évalua la distance qui le séparait des Trois Pèlerins. Toute la colline. Du pied au sommet. Un escalier gigantesque, monstrueux, sinueux, s’étalant du sol au ciel comme une mue de serpent, parcouru de troncs d’arbres s’étant écroulés et de pots de fleurs tombés du haut des fenêtres. Anluan se mordit la lèvre ; il ne serait jamais là-haut à temps. Il lui semblait entendre son frère tousser alors même que les paroles de sa mère lui étaient toujours étrangères et que les grognements incessants des nuages lui soulevaient le cœur à chaque fois. Le jeune homme songea soudain que les Trois Pèlerins n’étaient pas les seules statues légendaires de la ville. A deux rues de là il y avait la Place des Fêtes surmontée par le Cavalier Noir, un immense cheval de pierre, nu, sans selle ni bride, cabré gracieusement. Tous les Pèlerins avaient la magie et pouvaient être dirigés, c’était ce que disaient les livres qu’Anluan avait lu toute la journée.

Le jeune homme se dégagea de l’étreinte faible de sa mère et courut vers la place. Quand il aperçut le cheval de granit noir il accéléra et, en quelques minutes, il arriva au pied du socle. Il grimpa et tourna autour de l’animal pour trouver la gravure de la rune pentagrammique. Elle se trouvait sur le poitrail du cheval. Anluan sortit la rune de cèdre de sous sa chemise bleue nuit et la retira de son cou puis il plaça le bois dans la poitrine du Cavalier Noir. D’abord il ne se passa rien mais, ensuite, les yeux du cheval prirent la couleur verte des vers luisants et hennit. Anluan longea le cheval pour sauter maladroitement sur son dos avant même que ses pattes avant ne s’abattent sur le socle et que l’animal ne reste immobile ainsi. Au garrot le Cavalier Noir était aussi haut que les Trois Pèlerins et Anluan eu du mal à s’agripper à son large cou. Il lui hurla d’aller vers les pèlerins mais il comprit rapidement que le cheval ne comprenait pas. Le jeune homme sentit l’angoisse monter en lui, il perdait du temps ; son frère risquait de mourir, il avait échoué. Que devait-il faire ? Aller à pied ? Mais il arriverait forcément trop tard. Le cheval était sa seule chance. Anluan se souvint alors de la langue dont il avait appris les rudiments et quelques formules durant la journée. C’était dans cette langue qu’il devait donner ses ordres. Il chercha ses mots et dit timidement, murmurant presque.

— Rw rano hao Làhanejo.

Le Cavalier Noir n’avança pas plus mais il frémit, s’ébrouant. Que se passait-il ? Il n’avait pas fait de faute, il s’était répété plusieurs fois la phrase dans sa tête. Le grondement du tonnerre se fit entendre au moment où le garçon pensait et il se fit la réflexion qu’il ne s’était presque pas entendu. Peut-être que c’était ça ? Que l’animal ne l’avait pas entendu ? Anluan se redressa, se répéta plusieurs fois la phrase et cria.

— Rw rano hao Làhanejo !

Le cheval hennit, plein de puissance, la lumière de ses yeux redoubla d’intensité, il se cabra au moment où un éclair liait le monde des dieux à la ville d’Hedmon, puis il bondit et galopa droit vers la colline sans s’arrêter, sauta par-dessus les troncs avachis contre les maisons ou sur le sol, brisant parfois les pavés fragiles quand il retombait. Anluan manqua tomber à plusieurs reprises tant la pluie rendait la pierre glissante mais il tint bon.
L’animal bondit au-dessus de la grille de fer noir qui séparait les dernières maisons du sommet de la colline puis il s’arrêta. Anluan mit pied à terre, retira son pendentif du poitrail de l’animal dont les yeux s’éteignirent et courut aussi vite qu’il le put pour avaler les derniers pieds qui le séparait des Trois Pèlerins. Quand ce fut fait il observa, mettant sa main en visière pour empêcher les gouttes épaisses de lui tomber dans les yeux. Il trouva, sur le devant de la statue du milieu, à hauteur d’homme, les sillions où incruster son médaillon. Il le mit. Mais cette fois il ne se passa rien. Rien du tout. Seul l’orage donnait du mouvement au monde.

La langue.
La formule.

— Làhanejo f’we xaokej za rkpna ! Fa bweo wllah owcaooa ap iwcea zereja !

Dire qu’il avait besoin de leur aide était un euphémisme… quant à savoir si leur magie et leur sagesse était divine il préférait attendre de voir ce qu’ils allaient faire avant d’y croire. Peut-être que la légende n’était finalement qu’une légende et que lui avait été un pauvre homme stupide et trop crédule. Cela dit le cheval avait bougé alors qu’il n’était qu’une statue.
Les yeux des Trois Pèlerins s’allumèrent de la même lumière que ceux du Cavalier Noir un peu plus tôt et leur tête qui regardait droitement l’horizon se penchèrent simultanément vers lui, lui faisant opérer un mouvement de recul instinctif et surpris. Anluan ne voyait leur face sévère qu’à la lumière de leurs yeux et leur corps en ombre noire par intervalles à cause des éclairs vifs mais nombreux.

— Mqa raqp-pq, dqiwej ?

Anluan fut pris de panique. Il ne comprenait pas. Le Pèlerin répéta. Ah ! Ce qu’il voulait… eh bien… comment leur dire ? Il ne connaissait pas réellement la langue… il fallait qu’il trouve les mots pourtant. Pour son frère qui devait cracher ses poumons tant il était malade.

— Fa raqt ha okhaeh. Ikj bnàna aop iwhwza.

Tout en disant ces mots d’une voix forte mais sur un ton mal assuré, Anluan priait silencieusement pour que sa prononciation soit correcte, que les Pèlerins comprennent le rapport entre le soleil et la maladie de son frère, pour qu’ils agissent et ne lui posent pas trop de questions. Dès qu’il eut terminé de prononcer le dernier mot les Pèlerins hochèrent la tête et levèrent les bras au ciel. D’abord il ne se passa rien puis les éclairs s’espacèrent, l’intensité des grondements s’amoindrit, les nuages se dissipèrent et de vastes portions de ciel bleu apparurent. Anluan hésita. Devait-il partir en emportant son médaillon ou devait-il le laisser au cas où leur magie s’arrêterait ? Par prudence il décida d’attendre. Le soleil apparut bientôt dans un ciel parfaitement bleu et sans nuage, il fit bientôt si chaud que de la vapeur s’élevait des rues et des toits. Il remercia les Pèlerins d’un signe de tête, attendit qu’ils aient reprit leur position puis retira son pendentif en bois, le replaça dans le poitrail du cheval et lança sa monture au galop vers sa maison. Il ne fallut que quelques minutes pour qu’il arrive devant sa porte, entre en trombe et interroge sa mère d’un signe de tête. Celle-ci se tenait à côté du petit garçon allongé sur le sol la tête sur les genoux de la guérisseuse qui lui versait dans la bouche le liquide transparent devenu rouge avec la lumière et la chaleur. Anluan afficha un visage soulagé mais la femme le détrompa instantanément.

— Il est en très mauvais état, il n’y a peut-être pas assez d’antidote pour le sauver et nous n’aurons pas le temps d’en faire d’autre si ça ne marche pas (elle jeta un coup d’œil à la mère des deux garçons avant de reporter son attention sur Anluan) tu dois te préparer à ce qu’il meure.

Anluan hocha la tête et s’agenouilla prêt de son frère. Il ne bougeait pas. Son front était toujours glacial et il transpirait encore à grosses gouttes. Ils attendirent longtemps ainsi. Plusieurs heures. Puis le garçonnet toussota un peu de sang, ses yeux bougèrent sous ses paupières, Anluan ne put retenir un sourire ; il allait se réveiller !
Mais son sourire se crispa. Les yeux du garçon restèrent fermés. Sa respiration devint de plus en plus mauvaise jusqu’à ce que sa poitrine ne se soulève plus du tout. C’était trop tard. C’était fini. Il avait échoué.
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