Il paraît que c’est Mireille qui avait lancé la rumeur. Son aventurier de mari, Richard, travaillant en tant que guide sur le site numéro 3 l’avait sûrement informé de l’incroyable nouvelle. Mireille l’avait ensuite colporté à Françoise, sa meilleure amie. Françoise l’avait alors annoncé à son amant : Jean-Luc. Sa grosse voix bien rauque de gros dur portée par son enthousiasme avait ensuite permis en quelques secondes de doubler le nombre d’auditeurs. Et le bouche à oreille s’était alors transformé en un infernal brouhaha : le nombre de grenouilles mis au courant croissait exponentiellement.
Moi, simple rainette tout juste promu au rang de sous-guide du crapauduc numéro 2, j’étais totalement dépassé par l’objet de cette agitation. Et si c’était vrai… Et si on pouvait à présent passer… Sur La Route. Il faut dire que ces derniers temps, le silence y régnait : aucun monstre d’acier n’avait été aperçu ou entendu. A cette pensée d’ailleurs, un frisson m’envahit. Je décidai de me diriger vers mon chef : Paul. Les yeux rivés sur la foule qui l’entourait, il paraissait imperturbable. Il éleva alors la voix et prononça un discours qui se révéla être une froide mise en garde. La foule se tût.
« Mes chers camarades, je conviens le fait que votre excitation puisse provoquer un certain égarement. Cependant, je ne pense pas qu’il soit nécessaire de vous rappeler que le passage a été étudié pour nous voir l’emprunter et non l’inverse. Ce qui se passe au dessus n’a aucune importance. Seul le véritable but de notre voyage doit nous importer. Rappelez-vous que notre mare nous att…. »
Une masse s’abattit violemment sur le haut de son crâne. Paul s’effondra d’un bloc et se répandit sur les feuilles mortes. Derrière lui se tenait Jean-Luc. Mais pas le Jean-Luc avec sa jovialité habituel… Non, celui-ci paraissait lugubre. Ses énormes globes oculaires laissaient transparaitre une flamme, une conviction nouvelle. Il avait soif de vérité. Il pris alors la parole et en tant que bon orateur il exposa non pas la véracité de ses propos mais la fausseté de ceux de Paul. La foule, d’abord déstabilisée par cet événement impromptu, se mua alors timidement en un être unique, ponctuant le discours de Jean-Luc de quelques légers croassements. Et celui-ci poursuivit de plus belle. Tel un mauvais comédien dans une scène dramatique, il amplifiait chacun de ses mouvements. Il allait d’avant en arrière, levait les pattes, les faisait balancer de droite à gauche. Sa gueule même se déformait : la colère le faisait grimacer. S’en était effrayant.
Moi, j’étais tétanisé. J’observais sans rien faire, sans agir comme un vrai sous-guide du crapauduc numéro 2. Je reçu alors un coup dans la cuisse. La foule derrière moi s’avançait, elle qui hurlait à présent son approbation aux propos de Jean-Luc. Les grenouilles qui m’entouraient paraissaient comme métamorphosées. Désespéré, je fermai les yeux, et sans réfléchir je me mis alors à crier, le plus fort possible, essayant de couvrir les voix de la foule. Comme si grâce à ça, tout allait s’arrêter, tout allait redevenir comme avant…
S’en suivit un silence assourdissant. Quand j’ouvris les yeux, je vis que tout le monde me regardait. Jean-Luc s’approchait de moi, calmement. Arrivé à ma hauteur, il pencha sa gueule vers la mienne. Je retins mon souffle. Ses lèvres dessinèrent alors un large sourire. Je m’attendais à ce qu’il me rit au nez. Après tout, c’était toujours mieux que de se faire fracasser la cervelle. Mais je me trompais, son sourire se maintint, et il me susurra gentillement :
« Qu’y-a-t-il Louis? »
La tension accumulée ces dernières minutes atteint alors son paroxysme et me donna la nausée. Je vacillai et m’affaissai sur une branche au sol. Ma gorge sèche m’obligea à déglutir péniblement pour prononcer ces quelques mots :
« Nous ne… devons pas aller… sur la route…
_ Si tu veux, tu peux rester ici.
Et il tourna sa gueule vers la silhouette de Paul.
_ Il est … mort? Murmurai-je.
_ Ce qui se passe sous La Route n’a plus d’importance, me chuchota-t-il d’une voix doucereuse.
Les autres… En route! »
Tout le monde se remis en mouvement comme si bouger était de nouveau permis. Menés par Jean-Luc, ils commencèrent à escalader la montée herbeuse qui bordait la crevasse où nous nous trouvions. Je me précipitai alors vers Paul. Quelques brindilles le recouvraient, comme si la nature commençait à le faire sienne. Alors que des larmes commençaient à perler dans le coin de mes yeux, les brindilles esquissèrent un léger tremblement. Paul respirait… Paul était en vie…
En un éclair, de violents cris et crissements me cisaillèrent les tympans. Cela provenait d’en haut. Un choc sourd fit alors trembler le sol. Un monstre d’acier dévalait la pente de terre… Roulant sur lui-même, il fut projeté par dessus nous et s’écrasa de l’autre côté de la crevasse.
Face à ce spectacle stupéfiant, il me fallut quelques secondes pour recouvrer mon esprit. Un gémissement aiguë s’échappa alors du tas de ferraille fumant. La femme qui se trouvait à l’intérieur s’efforçait de descendre du véhicule. La portière s’ouvrit à la volée entrainant avec elle la malheureuse qui se laissa tomber de tout son long. Son épaule était en sang, sa chair déchiquetée miroitait dans les bouts de verre qui parsemaient sa peau. Elle s’efforça à ramper vers le tronc le plus proche, celui qui surplombait la crevasse où nous nous trouvions Paul et moi, et s’y appuya. Elle leva alors les yeux au ciel et se mit à pleurer. Pleurer encore et encore. Les larmes glissaient le long de ses joues, de son cou, de son buste. Et ça s’arrêta comme ça avait commencé. Sans prévenir, elle abaissa son regard et observa autour d’elle. C’est ainsi qu’elle me découvrit. C’est ainsi qu’elle m’adressa un large sourire. Ce sourire qui n’avait rien à voir avec celui de Jean-Luc.
Une pensée me traversa alors l’esprit : « Les autres! »
Précipitamment, je bondis en direction de la montée herbeuse. Je n’avais rien à craindre de cette femme, Paul était en sécurité. J’entrepris alors mon ascension. La caresse des brins d’herbes m’irritait de plus en plus mais je continuais à gagner du terrain en m’efforçant de ne plus y prêter attention. Un monticule de terre me fit alors face, j’entrepris de le contourner lorsque je découvris avec effroi que c’était un homme. Tout du moins ce qu’il en restait… Il lui manquait un bras : un moignon pendait à l’extrémité de sa manche de chemise. Sa joue gauche avait également été arraché si bien que j’arrivais à distinguer sa mâchoire. Mais c’est sur ses yeux que mon regard s’attarda. Leur couleur écarlate reflétait le ciel qui commençait à saigner lui aussi. L’aube approchait. L’aube qui rendait hommage à cet individu blessé de l’intérieur.
Ce n’est que lorsque je franchis la lisière du bois quelques minutes plus tard, que je réalisai ce que je venais d’accomplir. Seule une fine bande herbeuse me séparait à présent de La Route. On m’avait déjà dit que de la voir c’était incroyable, que ça vous changeait une grenouille. L’adrénaline me consommait lentement. Je n’étais plus maitre de moi-même. J’étais comme guidé par la seule envie d’aller sur La Route. Plus rien n’avait d’importance, ni le cadavre ni la femme ni Paul… J’étais si près désormais. Plus que quelques bonds, plus qu’un bond…
Ce fut le choc. Un véritable cimetière se dressait devant moi. Des centaines de monstres d’acier inhabités jonchaient la chaussée. Ce n’était pas ça que j’avais imaginé. Une portière claqua à quelques mètres.
« Hey Louis! Par ici! »
C’était Françoise. Elle et quelques autres avaient trouvé refuge sous une voiture. Quand je les rejoignis, je vis une silhouette familière recouverte d’un dépliant : Jean-Luc, mort. Françoise me raconta que lorsqu’ils étaient arrivés, les carcasses étaient déjà là. Un monstre d’acier avait alors déboulé à pleine vitesse. A son bord il y avait une femme, et sur le toit un homme affreusement mutilé qui essayait de pénétrer dans le véhicule en poussant des hurlements terrifiants. C’est alors qu’il avait brisé d’un grand coup la vitre. Ses ongles s’étaient refermés sur l’épaule de la femme qui avait fait dévier la voiture hors de la chaussée. Jean-Luc se trouvait malheureusement sur le passage.
J’entrepris de lui raconter à mon tour ce qui s’était passé sous la route quand un hurlement monstrueux déchira la nuit. C’était la femme qui se transformait.
Françoise me regarda. Elle semblait désespérée mais ses yeux laissaient transparaitre une flamme, une conviction nouvelle. Elle avait soif de vie.
« Quelle route devons-nous emprunter Louis? »