Ceux qui en paient le prix

17 octobre 2012 22 h 48 min

De toutes les aventures que je vais vous raconter, celle-ci fût la dernière que j’ai vécu en tant qu’être humain.
Ma vie antérieure prit fin une journée glaciale. Sur mon bateau qui se prénommait «Le surdoué», l’écume brûlait nos mains couvertes de cloques et nos membres engourdis enrayaient chacun de nos mouvements. Des pantins rouillés dont le froid se divertissait, voilà ce que nous étions. Mais ce n’était pas le pire. En effet, rien de tout cela n’avait de sens. Ce travail acharné n’était pas récompensé : six jours sans le moindre poisson. La mer se jouait de nous.
J’étais accompagné d’un jeune homme : David. Il ressemblait à un vrai Popeye des temps modernes avec son corps frêle et ses bras musclés. «Une boîte d’épinards et au boulot moussaillon» lui répétais-je sans cesse. Cette plaisanterie le faisait tant rire d’habitude, mais pas ce jour-là…
Des heures : c’était le temps qu’il passait adossé à la rambarde, une paire de jumelles en guise de compagne. Deux nouveaux yeux télescopiques qu’il ne fallait en rien lui demander de retirer. Il guettait un signe de la part de son père porté disparu… Un hélicoptère avait pourtant mené des recherches à l’annonce de sa disparition, sans succès. Sa mère avait ensuite refusé qu’il remonte à bord et l’avait bien fait comprendre à tout le village. Mais elle ne se doutait pas à quel point il était déterminé. Son père était vivant, il en était convaincu. C’était le lendemain de la disparition que je l’avais vu sur le pont, grelottant devant «Le surdoué». Son choix s’était porté sur le vieil incompris que j’étais, et qu’il était lui aussi à présent. Quand je l’avais recouvert d’une veste trouvée dans la cabine, il m’avait simplement murmuré en hochant la tête : «Merci la veuve».
Fin d’après-midi de ce sixième jour en mer : le filet de pêche n’était toujours pas garni. Le froid commençait à me pousser dans mes retranchements : j’étais à cran. «S’en est trop. Quelle est la raison de cet acharnement? Qui en est responsable?» m’étais-je interrogé. J’avais alors désigné mon bouc-émissaire idéal, ce rafiot que je détestais tant : «Le surdoué»… Je me vois encore ruminer à voix basse :
«L’incapable oui! Pour ça, faire luire sa petite coque vernie au soleil, il est doué! Par contre, pour ce qui est de m’aider à ramasser la moindre petite sardine, alors là, plus personne! Il n’est rien comparé au «Colonel». Rien comparé à celui qui était un ami, un vrai, de ceux qui ne trahissent pas et qui demeurent quoi qu’il arrive.»
Mais aussi fidèle que «Le Colonel» avait été, il avait sombré : englouti par la mer dont l’appétit d’ogresse n’est jamais rassasié. Moi, j’avais été repêché quelques heures après, chanceux dans mon malheur. Depuis ce naufrage, je n’avais de cesse de penser au «Colonel». Voilà pourquoi on m’avait surnommé «La veuve».
Alors que je faisais les cent pas en martelant le plancher de quelques coups de pied, David avait subitement ricané. J’avais pensé qu’il se foutait de moi, de mon attitude ridicule mais je me trompais : il zieutait toujours, les jumelles enfoncées dans ses orbites. «J’avais raison! J’avais raison!» s’était-il exclamé.
Un simple bonnet, tel était l’objet de sa félicité. Il l’avait reconnu flottant à quelques dizaines de mètres. Face à cet événement impromptu, ma colère s’était évaporée en un instant. Nous avions alors dirigé «Le surdoué» vers ce bout de tissu et j’avais coupé le moteur. Après l’avoir attrapé avec un bâton, David l’avait précipitamment empoigné et retourné pour observer l’intérieur.
Une vive excitation l’avait alors submergé. D’un geste brusque, il m’avait mis l’étiquette sous le nez comme pour me prendre à témoin. L’encre avait bavé mais on réussissait à distinguer deux mots : «A papa». Arrivant à peine à contenir ses bégaiements intempestifs, il me peignait avec de grands gestes que son père ne devait pas être loin à attendre les secours, qu’il avait fait exprès de jeter son bonnet à la mer…
Face à sa réaction, j’avais alors eu envie de le secouer pour qu’il arrête de se faire du mal, pour qu’il arrête d’alimenter cet espoir qui le rongeait à petit feu. J’avais commencé à lui expliquer le fond de ma pensée quand il avait levé la tête en me toisant de ses yeux noirs.
-Tu ne me… avait-il commencé à marmonner.
Ses yeux s’étaient alors écarquillés. Son regard avait dévié au-dessus de mon épaule droite. Seules ses pupilles tremblaient, il était comme pétrifié.
Après m’être retourné, j’avais aperçu la raison de son état. Je lui avais pris les jumelles sans qu’il s’y oppose et les avais pointé vers ce qui semblait être une silhouette, flottant à la surface de l’eau…
Mais je me méprenais : c’était une salopette. Comme un signal de détresse lancé par une lampe torche, sa couleur jaune m’éclairait en un appel sans cesse interrompu par le mouvement des vagues. Cette enveloppe dont l’hôte s’était volatisé sans laisser de trace dérivait vers nous. A cet instant, je n’avais pas le moins du monde songé que c’était un message de bienvenue. J’étais au contraire déstabilisé par ce macabre spectacle. Affaissé contre la rambarde, je reprenais mon souffle. J’entends encore les battements de mon cœur résonner dans mes tympans. Dans ma tête, j’avais alors opéré un cambriolage forcené, vidant violemment tous les tiroirs de mon esprit qui étaient à ma portée, toutes les hypothèses possibles pouvant expliquer une telle fantaisie : abordage de pirates, attaque de requins… J’imaginais des scènes invraisemblables mais aucune ne me paraissait cohérente. La salopette n’était ni déchirée ni ensanglantée.
Perdu dans mes conjectures, j’avais oublié David. Il s’était assis sur une caisse. Ses paupières closes, rougies par les larmes, avaient l’air de le couper de la réalité. Et c’est comme apaisé qu’il avait fredonné une chanson. Une chanson qui pendant de longues minutes m’avait transporté ailleurs, dans un endroit où nous ne serions plus maltraités. Seulement bercés par cette mélodie. Et nous avions laissé le bateau poursuivre son périple, sereins…
Sans y avoir prêté attention durant cet intermède musical, le jour s’était assombri. Nous approchions du crépuscule et une légère brise déversait sa chaleur sur nos corps meurtris. Cette soudaine douceur de la part de notre bourreau m’avait alors mis mal à l’aise. J’étais entré dans la cabine pour vérifier nos coordonnées mais plus rien ne fonctionnait. L’écran du radar était d’un noir opaque et l’aiguille de la boussole tournait sans s’arrêter dans son cocon de verre.
J’avais alors averti David. Lui, qui paraissait comme transformé, avait simplement répondu à la nouvelle d’un air goguenard : «Tu ne comprends donc pas? Nous arrivons au terme» m’avait-il annoncé. En levant les sourcils, il avait tendu l’oreille comme pour m’inviter à l’imiter. C’est à ce moment que je l’avais entendu : ce murmure. Des centaines de chuchotements incompréhensibles, si familiers aujourd’hui, bourdonnaient sous nos pieds. Je m’étais avancé vers le rebord. Une ombre immense s’étendait à la surface de l’eau. Des poissons… Une foule de poissons sillonnait les profondeurs. Je me souviens avoir poussé un cri victorieux : «nous n’allions pas rentrer bredouille» avais-je pensé.
David quant à lui m’avait tourné le dos. Il scrutait un point noir à l’horizon : une île qu’on distinguait de plus en plus : ma maison désormais.
«Le surdoué» avait alors été victime de violentes secousses et s’était arrêté net. Nous avions été projetés en avant, manquant de passer par-dessus bord. Pas le temps de reprendre nos esprits qu’il avait redémarré à vive allure. Comme animé d’une conscience, il fonçait vers l’île qui s’agrandissait sous nos yeux à une vitesse fulgurante. J’avais alors eu le réflexe de reprendre le contrôle du bateau mais avant d’atteindre la porte de la cabine, David m’avait saisi le poignet et susurré calmement : «Tu n’y pourras rien».
Un gigantesque volcan, devancé d’une plage de sable fin et entouré d’une végétation luxuriante, se dressait devant nous. Les poissons qui nous accompagnaient, mes compagnons de fortune ou d’infortune à présent (c’est selon), bondissaient à la surface : l’impatience les gagnait.
Sur la plage, des dizaines d’individus se dessinaient au fur et à mesure de notre avancée. Ils étaient totalement nus. Leur peau, miroitant les derniers rayons du soleil, brillait d’un étrange éclat. Certains étaient allongés. D’autres, debout au bord de l’eau, semblaient attendre quelque chose… qui n’avait pas tardé à apparaitre. A hauteur d’homme, des centaines de crânes émergeaient de l’eau un par un, inspirant à grandes bouffées l’air qui s’offrait à eux. Aussitôt, des cris de joies fusaient de l’étendue de sable. Des noms sifflaient de la bouche de ceux qui reconnaissaient un proche. Et comme répondant à leur appel, ces êtres amphibies affluaient vers leurs semblables, se faisant joyeusement enlacer à leur contact.
Sur «Le Surdoué», David m’avait alors adressé un large sourire. Puis, avec grâce, il avait franchi la rambarde pour enfin plonger. Il voulait rejoindre son père, quel qu’en soit le prix.
Dans l’euphorie générale, le bateau s’était alors lentement élevé et avait chaviré : la mer m’accueillait à bras ouverts. Sous l’eau, une obscurité infinie m’engloutissait. Sous l’emprise de cet univers jusque-là inconnu, je me sentais totalement vulnérable. Une voix s’était alors élevé et m’avait posé une unique question :
«Veux-tu rester ?»
A ces mots, j’avais pensé au «Colonel», à toutes ces souffrances endurées inutilement… J’avais ouvert la bouche pour énoncer ma réponse quand l’eau avait envahi ma gorge. Un fourmillement effroyable m’avait alors parcouru l’échine : les prémices de la métamorphose que chacun ici même a vécu. Me tordant de douleur, c’est à cet instant qu’alors je m’évanouis dans les ténèbres.

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