Concours LME – Elza Landry

30 mai 2012 8 h 47 min



Elle se réveilla, étourdie de son rêve. Mais ce n’était pas un rêve. Un inconnu se dressait sur le côté du lit, les mains gantées. Paumes larges recouvertes de cuir et qui se tendaient pour saisir sa gorge.

Dans cette fraction de seconde, Fabienne Laroche, née Auberd, jeune divorcée et trentenaire qui paraissait dix ans de plus, vit défiler devant ses yeux non pas toute sa vie mais ses trois derniers jours…


***

Sonnerie de téléphone. Une voix qui semble parler dans le vide. Elle confirme quelque chose. Des pages se tournent dans un bruit affreux. On entendrait presque la mine du stylo s’enfoncer dans le papier pendant qu’on griffonne des mots illisibles. La dame raccroche. Se lève probablement de sa chaise. Ses pas se rapprochent. Encore. Encore. On frappe à la porte.

—Fab ?

—Oui ? Entre Cécile.

Un gobelet de café à moitié vide, encore fumant, la directrice d’édition était comme absente. Elle écoutait le monde autour d’elle. Sa secrétaire n’y faisait plus attention. Elle connaissait le caractère rêveur de sa patronne. Les livres, les histoires multiples, c’était son petit monde à elle. Et, inconsciemment, sa vie aussi. Dans la lune, les yeux rivés sur une toute petite chose insignifiante pendant que se discutaient d’importantes décisions. Cécile Lambert avait d’abord cru à une intense fatigue lorsque la jeune éditrice avait repris les rênes de l’entreprise familiale. Puis elle avait très vite compris que Fabienne, à l’époque jeune mariée, n’avait pas la carrure. Certes elle aimait son job, elle lisait des dizaines et des dizaines de pages, donnait un avis judicieux mais elle était molle.

Et dans cet univers, ce n’était pas bon.

—Ton rendez-vous de 9h30 vient d’arriver. Et j’ai reçu un appel de Georges. Il confirme l’impression du dernier Rob Funes. Tu devrais avoir l’échantillon dans l’après-midi.

—Ok, ça me va.

—Bon, et avec les filles, on se disait que peut-être tu pourrais venir avec nous boire un verre ce soir. Ça te changerait les idées… Qu’en dis-tu ?

—Fais entrer le rendez-vous.

—Allez quoi ! Ça fait six mois que ton mari est parti et tu n’as pas envie de profiter un peu de ta vie ? Sortir, rencontrer des gens…

—Il est 9h36 et j’ai encore un manuscrit à lire alors, stp…

—Très bien, j’aurais essayé.


Le type franchit la porte. Petit. À son allure, ses vêtements à carreaux passés au soleil et passés de mode en même temps, ses cheveux mi-longs et gras plaqués nerveusement en arrière, à son sourire édenté et sale, Fabienne Auberd, anciennement Fabienne Laroche, aurait pensé à une mauvaise blague. Un poisson d’avril peut-être. En février, c’était un peu tôt tout de même.

—Je vous en prie, asseyez-vous, Monsieur… Monsieur ?

—Ernest Pic, comme un pic à glace. Et Ernest comme… Ernest Hemingway.

Un soupçon gênée, Fabienne toussota.

—Alors, hum… Monsieur Pic. J’ai lu avec attention votre manuscrit et je vais être franche. Je passe outre la version tapée à la machine à écrire qui est très rétro, pour ne pas dire obsolète. Non, ce qui m’a interpellée, c’est plus le contenu de votre, votre… histoire. Votre style est très décalé, piquant et direct. Rustre, dirais-je même. Oui, « rustre », c’est cela. Il va droit au but, sans fioritures et ça peut plaire à un lecteur particulier. Très particulier, en vérité. Les descriptions de l’environnement, ce n’est pas votre fort, je me trompe ?

L’individu eut un air consterné. Sa bouche se plissa et les rides multiples zébrèrent un peu plus son visage ravagé.

—C’est-à dire que… j’aime pas ça moi. Les gens, ils veulent quoi au juste ? Ils veulent de l’action, pas vrai ? C’est chiant les descriptions. Ça sert à rien en plus. J’ai mis l’essentiel. La pendule qui sonne, le fauteuil, la casserole sale dans l’évier parce que la bonne femme ne l’a pas encore lavée et que ça va attirer les mouches, au final.

—Je vois… Mais, à vrai dire, il n’y a pas que cela. J’ai… on a vraiment beaucoup de mal à s’imaginer la suite. Je veux dire que ce n’est pas plausible.

—Ben, pourquoi pas ? Tout est possible, suffit d’imaginer !

—Oui enfin, Monsieur Pic, je crois que le meurtre d’une vieille femme, aussi réaliste soit-il dans vos écrits, son corps découpé sauvagement dans la baignoire et sa dissolution avec des produits d’entretiens, même efficaces, c’est un peu… violent. Non, ce qui me gêne, c’est qu’on a le sentiment que c’est mécanique. Un acte commis par un dément. Un film retransmis sur papier. Le lecteur n’adhèrera pas, j’en suis désolée.

—Vous ne connaissez pas un mari qui voudrait bien se débarrasser de sa femme ?

—De nos jours, il y a le divorce pour ça. De plus, votre manuscrit est amoral. La police dispose de beaucoup d’éléments pour faire avancer une enquête. Là, elle se résume à une bande de gugusses incapable de comprendre ce qui a pu arriver à cette femme. Excusez-moi mais lisez les best-sellers, les polars et vous verrez que ce n’est pas si facile de commettre un tel meurtre.

—C’est le crime parfait, j’vous dis ! Pas de témoins, pas d’empreintes et pas de corps. Juste une disparition. D’où le bon jeu de mot du titre : « Sang preuves » !

—Monsieur Pic, pour moi c’est non. La touche de fantaisie de votre titre, même amusante, n’améliore en rien la qualité du contenu. Je refuse d’éditer ce manuscrit. J’ai peur qu’il ne se vende pas assez bien. Si tant est qu’il puisse se vendre…

—Je suis venu ici de ma province pour vous entendre me dire tout ça de vive voix ? Y’a le téléphone aussi. Vous m’avez fait perdre mon temps là !

—Je suis désolée. Je vous remercie d’être venu. J’ai un autre rendez-vous à l’instant donc si vous voulez bien…

—Vous les jeunes, il vous en faut des trucs ragoûtants. Des meurtres alambiqués et des flics maudits capables de cerner la vérité en quelques secondes. Rien ne vaut l’authenticité et la simplicité, croyez-moi ma petite dame !

Sur ce, l’individu quitta le bureau. Ses cheveux pendaient dans son cou. Une grosse veine était apparue sur sa tempe et il postillonnait à tout va. Fabienne Auberd frissonna avec dégoût.

La journée commençait bien…


***

Le soir, elle s’offrit une bouteille de vin. L’entama devant la télé allumée et en but les trois quarts. Elle était pompette quand son portable vibra. Elle le chercha dans son sac, lut le texto, tapa une courte réponse et coupa l’appareil. Elle venait de refuser une nouvelle fois l’invitation à sortir. Pas envie.

Elle s’endormit comme une masse dans son canapé. Elle sombra dans un sommeil agité. Elle voyait une vieille tapisserie. Elle aperçut un tracteur dans une grange voisine. La comtoise qui ponctuait le silence de ses tocs répétés. Une chambre. Un lit défait. Un corps. Vieux, sale, amoché.

Et le réveil qui sonne.

Fabienne se leva, la bouche pâteuse. Elle prit une douche et s’habilla. Une migraine lui martelait la tête. Elle sortit sur le parking et entra dans son auto. Un bref coup d’œil sur son agenda électronique. Un soupir et elle démarra le moteur.


***

Deux jours passèrent ainsi. Entre langueur au boulot et soirée arrosée qui se terminait sans dignité. Sans savoir pour quelle raison, Fabienne vidait les verres. Un vin blanc moelleux lui glissait dans la gorge et inondait son estomac. Son corps se réchauffait honteusement. Elle songeait à son ex-mari, parti avec une femme plus âgée. Elle pensait à ses heures de lectures intensives pour trouver une perle. Un maitre des mots, un génie de l’intrigue menée à la perfection. Avec des hésitations, des hypothèses. Des mouvements, des silences.

L’éditrice se félicita mentalement. Au réveil ce matin-là, elle remarqua qu’elle était parvenue à trouver sa chambre. Elle ne s’était plus affalée dans le divan ou sur le tapis. Ivre morte. Une tentative ratée pour se lever et pour effacer de sa joue la trace du tapis.

Sa vie était si triste, au final. Morne. Fabienne Auberd, ex-épouse Laroche était une ratée. Plongée dans un univers de rêves, de fictions, la plupart du temps. Si l’étau qui lui serrait le crâne n’avait pas été aussi insoutenable, elle se serait vomie dessus.


***

Ce soir-là, l’appel du petit blanc fut encore plus irrésistible. À tel point que la jeune femme pensa qu’elle finirait noyée dans son bain, trop saoule pour relever la tête et la sortir de l’eau. « Noyée », si elle avait eu une baignoire pour cela. La douche ne suffirait pas.


Dans son sommeil agité, elle revit la chambre inconnue. Une ancienne ferme. Une souris qui longe le mur, discrètement. Un fusil accroché sur la cheminée. De l’humidité, de la moisissure. Une odeur nauséabonde. La vieille femme allongée dans son lit. Les cheveux en bataille sur l’oreiller. Une ombre qui s’avance. Les mains cachées par des gants de jardinier. Un couteau luisant sous un rayon de lune qui perce le volet pourri. Un geste qui élève la lame et qui va la faire retomber sur une poitrine innocente. C’est Monsieur Pic qui tient l’arme. Il a tué sa femme. Il a écrit son meurtre, comme un aveu, pour alléger sa conscience. Et si Fabienne Auberd avait accepté de l’éditer, des millions de personnes auraient eu cette confession dans leurs mains. Fabienne aurait cautionné le mal. L’immonde. Le crime de sang parce que le mariage avait tourné au vinaigre et que Monsieur ne supportait plus Madame. La vaisselle non faite, les mouches, la poussière, les reproches. Et la police locale qui cherchait la vieille dame disparue. Alors qu’elle était simplement là, enterrée quelque part. Les restes de ses membres découpés rongés par le détergent volé à une coopérative.

Le crime parfait.

Fabienne Auberd le voyait désormais. Et elle ne pouvait empêcher la main décidée à accomplir sa sombre tâche.


Elle se réveilla, étourdie de son rêve. Mais ce n’était pas un rêve. Un inconnu se dressait sur le côté du lit, les mains gantées. Paumes larges recouvertes de cuir et qui se tendaient pour saisir sa gorge.

Elle savait que c’était lui. Ernest Pic. Infâme meurtrier de sang froid. Homme repoussant aux dents cariées et jaunes. Un petit bonhomme pourvu d’une force incroyable. Allait-il mettre sur papier ce nouveau crime ? Comment allait-il se débarrasser du corps ? L’emmener loin de l’appartement en pleine ville ? Dans combien de temps les collègues de Fabienne Auberd allaient-ils s’apercevoir de sa disparition ? La police allait-elle enfin résoudre cette énigme ?

Elle ne voulait pas mourir ainsi. Pas comme ça. Pas sous les mains d’un tel homme. Pas lui. Elle aurait tout donné pour qu’il ne franchisse pas la porte du bureau. Pour qu’il n’ait pas cette tête hideuse.

Dans un geste désespéré, Fabienne arracha la cagoule. Ernest Pic disparut alors de son esprit. Un visage inconnu se penchait sur elle et l’étreignait. Il l’empêchait de respirer. L’homme était beau. Une barbe naissante, des yeux verts. Un regard vers la table de nuit. Le téléphone. Fabienne fixa l’objet posé à côté.

Sa boite à bijoux.

Un voleur. Simple cambrioleur qu’elle venait de surprendre. Réveillée par un cauchemar. Si Pic n’avait pas hanté ses nuits, si elle n’avait fait que boire sans retenue, elle aurait dormi.

Mais ce n’était pas Ernest Pic, ici présent. Pas sa voix menue, agaçante. Pas son haleine putride. Pas ses sillons tracés sur son visage.

À cette pensée, soulagée, et avec un sourire non feint, Fabienne laissa l’individu finir de l’étrangler…

Vous en parlez

  • J’ai accroché au texte dès le début… J’ai aimé cette fabienne, si humaine si naturelle, j’ai aimé cette double vie entre rigueur au travail et déchéance à la maison. J’aime beaucoup la répétition de « Elle se réveilla, étourdie de son rêve. Mais ce n’était pas un rêve. .. »
    Bref, merci pour ce joli moment de lecture, bien que sombre…

  • C’est le genre de texte qu’on ne lâche pas dès qu’on en lit les premiers mots. On se retiendrait presque de respirer, emportés que nous sommes par la trame narrative.
    J’aime beaucoup le style d’écriture, les phrases courtes sont souvent incisives : il y a énormément de personnalité dans ce récit.
    Quant à la fin : j’ai adoré.
    Merci pour ce moment de lecture, Elza !

  • Merci beaucoup! J’ai passé un agréable moment en écrivant cette nouvelle. Je suis ravie que ça vous plaise et de la faire partager!

  • Je rejoins les autres commentaires, un recit qu’on ne lache pas, qui tient en haleine et une fin plutot bien reussie, a laquelle on ne s’attend pas une seconde.
    Deux personnages tres bien decrits en peu de mots, un beau moment de lecture Elza. Merci

  • Très bonne nouvelle où on plonge totalement dans l’histoire et où le suspense est conservé tout au long du récit. Merci pour ce moment de lecture.

  • On ne s’attend pas à la fin… J’aime beaucoup ce genre de suspense et j’ai été surprise!

  • « Graine d’écrivaine » à fertiliser en la lisant… Printemps fleuri « à venir » !

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