Au compte-goutte

31 octobre 2012 18 h 31 min

«De toutes les aventures que je vais vous raconter»
C’est par ces mots que commença cet ouvrage.
«Le long de ces pages qui ont attendu si longtemps avant d’étancher leur soif d’encre, de vie : ma vie, j’ai préféré débuter ce journal par la toute dernière. Je vous préviens dès lors que je vous la décrirai de la façon dont je l’ai vécu. Elle commença le premier vendredi du mois d’avril. C’est à dire hier. Assise sur mon lit, penchée sur la commode, je cherchais. Chercher rien, tout, quelque chose comme j’avais souvent l’habitude…C’est ainsi que j’ai découvert le manuscrit. Dans un tiroir, il était caché sous la paperasse concernant les obsèques.

Calée contre l’oreiller, je l’observai. Il était petit et léger, du genre à tenir dans une poche. Les rebords de la sombre couverture dont il était vêtu étaient brodés de fils d’argent. Je l’ouvrai et remarquai que les premières pages étaient vierges. Maintenant seulement, à l’heure où j’écris ces lignes, je me rappelle l’avoir fait volontairement. Connaissant mon envie irrépressible de faire gratter la plume, j’avais préparé ce petit subterfuge, ce sabotage contre la maladie qui me rongeait.
Résistance! Bref, revenons à nos moutons. La veille donc, je pris un stylo avec lequel je m’engageai à griffonner quelques mots sans raison, comme je l’avais prédis. Un poème, ce fut ce qui me vint à l’esprit. Rythmée par mes pensées et mes quintes de toux, ma main amorça une caresse aussi douce que cruelle, sans cesse interrompue. Malgré mes efforts, je déposai quelques postillons malvenus.

Tels de petites gouttelettes de pluie, ils perlaient à la surface du papier et diluaient mes lignes… Mais je continuai sans y prêter attention. Ma gorge soudain asséchée m’encouragea alors à m’interrompre et à porter ma voix enrouée au-delà de cette chambre que je trouvais d’un mauvais goût…
«Ça lui fera plaisir» pensai-je ironiquement en lisant cela. Cette chambre où Papa avait voulu exposer ses talents d’artiste incompris… Et je poursuivis.
«Madame, s’il vous plait!»
La femme entra. La femme qui venait quand je l’appelais. Celle qui m’avait installé dans cette pièce quelques heures auparavant. L’infirmière peut-être. Voyant que chaussons et robe de chambre étaient de sortie, je me rendis compte de ma bêtise. Je tournai la tête vers la fenêtre et remarquai qu’elle était fermée sur les ténèbres : il faisait nuit… J’avais réveillé la malheureuse en plein sommeil. Ses cheveux lui cachant la moitié du visage, ses yeux à demi-fermés me transperçaient de
leur bienveillance, comme un sourire :
«Qu’est-ce qu’il y a?»
Gênée, j’esquissai un timide mouvement de tête vers la table de chevet. Elle remarqua le verre vide et soupira :
«Je vais t’en chercher.»
D’un pas trainant, je l’entendis se diriger au dehors et j’attendis.
Le temps qu’elle revienne, mes yeux entamèrent un tour de piste. Tapisserie à motifs d’agrumes, meubles peints en bleu ciel, lumière tamisée par des lampions suspendus au plafond et j’en passe.
Pour sûr, je ne me trouvais pas à Versailles. Il y avait également de nombreuses photos. Ma vue défaillante m’obligea à abandonner sans broncher l’étude des plus petites. Je maintins alors le regard sur la plus grande, celle qui me faisait face. Une silhouette et une petite chose lovée dans ses bras.
C’était un bébé, une petite loche grassouillette.
Ce titre empli d’amour et de gentillesse à mon égard me fit rire.
«Toujours le chic de trouver les mots justes» estimai-je… Et je poursuivis ma lecture.
Cependant ce n’est pas sur ces silhouettes que je m’attardai. Les deux personnages se trouvaient à l’ombre d’un pin. Sa ramure était haute et ronde. Seules quelques branches nues se distinguaient en contrebas : bannies par leurs consoeurs. Quatre en tout, pointant chacune dans une direction différente. C’était comme une girouette. L’arbre girouette…
Ce fut alors comme le déclic précédant le flash d’un appareil photo. Le vent de la mer, rude et parfumé. Le chant des vagues claquant contre les rochers de la falaise. Mon mari se débattant avec la nappe de pique-nique dans un duel sans merci. Ma fille dormant à poings fermés contre une racine. Moi écrivant dans mon carnet personnel, une brindille entre les lèvres. Et cet arbre qui ne rompait pas, qui conservait son cap malgré le vent qui soufflait. Il indiquait la marche à suivre, notre vie, notre maison… La maison où je me trouvais à regarder ce portrait de ma fille et moi, une larme perlant au coin de l’oeil.

Retour à la réalité. La femme sous l’encadrement de la porte me fixait, immobile. Ses yeux brillaient d’espoir et m’encourageaient à me souvenir, à poursuivre mes élucubrations. Elle comprenait ce qui était en train de se passer. Elle avait attaché ses cheveux d’un noir de jais avec raison, belle comme elle est. Son visage rond contrastant avec son petit nez parfaitement dessiné. Et ses joues bombées qui donnent l’impression d’être toujours remplies de confiseries, de gâteaux, de tout ce qu’on trouve dans les placards normalement à l’abri de la gourmandise enfantine. C’était mon enfant, ma fille qui
était là avec moi, dans cette chambre…

Quelque chose dilua soudain l’encre de ce dernier mot. Une larme, un supplément d’âme pour ce journal, cet absorbeur de vie. Je coupe de l’index le flot de joie qui se déverse. Je suis en train de sourire. Le médecin avait parlé de miracle, de fait incompréhensible. Ma mère avait retrouvé des bribes de sa mémoire grâce à cette photo, cet instant. Cette mémoire qu’elle idolâtrait avant qu’elle disparaisse, une montagne de carnets derrière elle : un pour chaque année de sa vie…
Papa et moi avions trouvé le premier sur le duvet, posé à l’endroit où Maman reposait. La reliure était défraichie et le bord des pages jaunie. Lorsque je l’avais ouvert, un délicat parfum salé s’était échappé et avait disparu aussitôt qu’il était apparu. Papa m’avait dit qu’ils me revenaient, que Maman les avait écrit pour laisser une trace de son existence. Ils n’étaient pas intimes, ils étaient au contraire destinés à être lus par qui le souhaitait. Le cours d’une vie qu’elle voulait qu’on se souvienne.
Je me décolle de l’oreiller, retire mes lunettes et pose le livre sur ma table de chevet. J’aurais tout le temps de poursuivre ma lecture demain. J’éteins la lumière et m’enroule dans ma couette. Décidée à quitter le pays des songes pour le pays des rêves, je me laisse happée par la nuit. Alors je m’évanouis dans les ténèbres.

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