Désespérément vôtre

24 octobre 2012 19 h 30 min

«Rencontre ton prochain : ton futur s’offre à toi» : j’ai croisé ce slogan sur une affiche en bas de la rue du marché. C’est en naviguant sur internet dans mon appartement que j’ai finalement décidé d’y jeter un œil, intrigué. Ornée d’une bannière d’un rouge criard, le site décrit le principe :
«Tapez votre nom et parlez vous.»
Je m’exécute : «Marc Rillet»
Publicité mensongère : une soudaine liste de questions se déroule.
Pas grave, après tout j’ai du temps à gâcher.
Je répond, je coche, j’évite les coquilles en révélant ma personne :

Orientation sexuel : Homosexuel.
Dévoilé : Pas encore.

Traits de caractère : gentil mais réservé, susceptible mais crédule.

Le site accepte ma description complète et me demande de patienter quelques minutes.
Alors pour m’occuper, je joue : je tourne sur ma chaise roulante, voyant défiler les couleurs pâles de cet appartement d’étudiant trop rangé, trop gentil : trop chiant…
Des fois je m’arrête devant mon ordinateur mais la présence du petit sablier m’indique qu’il n’a toujours pas fini son travail donc je recommence à tourner.

Après quelques minutes, je commence à avoir le tournis et la machine l’a sûrement compris.
Une fenêtre de discussion est apparue. Un bref «Salut» fait office d’en-tête.
Mon interlocuteur se prénomme «Marc Ripoux». Pas de photo ou d’avatar, juste ce nom.
Étrangement, je me demande finalement ce que je fous là. Mais bon, maintenant que je me suis lancé. Et c’est comme ça que j’ai engagé la conversation, d’un air détaché :
«Salut! T’es qui en fait?»
_ Et bien je suis toi»
C’était donc ça le principe de ce site bidon. «Ton futur» te désignait personnellement.
_ C’est quoi ces conneries?
_ C’est pas des conneries. Je suis juste toi quelques années après.
_ Comment ça se fait qu’on n’ait pas le même nom alors?
_ Je suis marié.
_ C’est quoi ces conneries?
_ Et j’ai changé de nom.
_ Pourquoi?
_ On va dire que Papa ne l’a pas très bien pris lorsque je lui ai annoncé que les seins ne me procuraient pas plus d’effet qu’un chien pissant contre la chaussée.
_ Euh … ok.
_ Il m’a foutu à la porte quoi! Illico presto : «tu prends tes affaires et tu dégages!»
Involontairement, je m’imaginais la scène. Des assiettes (oui, ma scène imaginaire se déroule pendant un repas) qui volent, des postillons mêlés de morceaux de viande déversés par la bouche de mon père qui ne peut pas contenir sa rage et sa déception. Faut dire qu’il a vite la bouche pleine : le ragoût de Maman plus la révélation de son fils, ça fait un peu trop à avaler pour lui. Donc il recrache : tout.
Retour à la réalité.
_ C’est pour ça que t’as décidé de changer de nom?
_ Yep, sur le coup je pensais que je ne voudrais plus jamais leur parler : ni au le «Gros connard» ni à la «Suce-boules» (c’est comme ça que je les appelais). Cette pensée a sillonné mon esprit de longues années. Mais finalement…
Il y eu un blanc de quelques secondes et il réengagea la conversation.
_Tiens je vais te présenter mon mari. Il vient déjà de rentrer du boulot.
Nouveau temps-mort.
_ Salut! Je m’appelle Basile.
_ Euh… salut!
_ J’étais allé chercher des vivres pour Marchouchou.
«Ce surnom ridicule est censé me désigné» ai-je alors pensé en souriant.
_ Pourquoi?
_ Il t’a pas dit? Le vilain petit cachotier… Il s’est cassé la jambe en tombant de son scooter. Donc maintenant, jusqu’à ce que son plâtre soit retiré, je suis aux petits soins.
_ C’est gentil de ta part, merci.
_ Ah ah! De rien.
_ Ça fait combien de temps qu’on… que vous êtes mariés?
_ 4 ans dans une semaine. On va bientôt fêter nos noces de cire!
_ C’est cool !
_ Oui  ! Bon je te laisse, je vais préparer le dîner. Je rends l’antenne à Marchouchou. Hihi !
Une petite minute d’arrêt le temps que Marchouchou soit seul.
_ Il me gonfle…
_ C’est vrai qu’il est un peu spécial mais…
_ Non mais Marchouchou quoi ! M-A-R-C-H-O-U-C-H-O-U…
_ Ouais, bon…
_ J’attends juste qu’on m’enlève le plâtre et je me casse.
_ Quoi? Mais c’est juste de passage, ça va sûrement aller mieux.
_ Non, non. Vraiment c’est plus possible. Il me colle tout le temps. Au début ça allait mais maintenant… Il y a juste dans les toilettes où je suis tranquille et encore quand s’il s’amuse pas à compter le nombre de «Ploc»…
_ Et bien, tu lui dis tout ça. Que t’as envie qu’il change.
_ Non mais même pour ça, je suis fatigué. On peut pas parler avec lui sans qu’il ricane toutes les deux secondes. Et avec moi non plus il peut pas parler tu sais car à chaque fois que je le regarde, j’ai vraiment envie de lui en coller une.
_ Tu sais, vaut mieux quelqu’un qui se marre que quelqu’un qui chiale sans arrêt.
_ C’est une tête à claques, pas besoin de chercher plus loin. Des noces de cire… je peux te dire que la chandelle elle a bien fondu en quatre ans. Je te jure, dès que je sors de l’hosto, je fais mes valises et je dégage.
Je revois alors la scène que j’avais imaginé quelques minutes auparavant. Mon père ne voulant pas discuter, ne voulant pas comprendre. Cette obstination de la personne qui se pose en victime ou en seul prophète de la vérité. Ce genre de comportement me donne la nausée. Je veux couper ce dialogue de sourds. Je me déconnecte.
A l’autre bout de la rue et de l’écran, un vieil homme se fait claquer la fenêtre au nez. «Le petit couillon vient sûrement d’en avoir marre de mes conneries, pense t-il, c’est d’ailleurs pas le premier qui se casse comme ça».
Il se lève le vieil homme, l’inconnu que le jeune n’a jamais connu et ne connaitra jamais. Son chien lui gratte la jambe, la laisse coincée entre ses dents. L’heure de la balade : il est temps d’aller coller ces affiches. Il tire un paquet de feuilles sous une montagne de manuscrits.

L’éboulement en fait chuter quelques uns par terre. Caprices d’un vieillard incompris qui s’est toujours cru écrivain, ces essais ne valent plus rien après tout. Aucun de ceux qu’il a envoyé à des éditeurs n’a été accepté. Alors il a abandonné et s’est consacré à une autre activité : faire chier les autres. Et pour ça, il avait grandement besoin de sa plume incisive. C’est ainsi qu’il a eu l’idée du site. Plume transformée en clavier et souris, il crée de toutes pièces le futur du malheureux qui ose s’aventurer sur ces terres. En quelques minutes, avec les différents traits de caractères énoncés par ce dernier, il invente un personnage et le fait dialoguer. Tout ça dans le but bien sûr de faire chier cette personne.
Après avoir fermé la porte de son appartement à clé, il descend les quelques marches qui le séparent de l’ascenseur. Il voit alors une jeune fille. Cette petite sotte qui essaie tant bien que mal de caser toutes ses valises dans la cabine. Ma foi, elle n’est pas très doué aux puzzles.

En s’approchant d’elle, il déploie tout son talent de comédien pour attirer toute sa pitié. Et elle tombe dans le panneau la greluche. Les mains tremblantes, une s’appuyant sur sa canne et l’autre tenant vaguement la laisse du chien, il lui déclare d’une voix chevrotine : « Oh, moi qui aurait tant voulu descendre, Rufus a tellement envie d’aller au petit coin ». Elle le regarde, l’air attristé et lui susurre alors d’une voix doucereuse : « Allez-y mon brave monsieur, je vais attendre ». Elle les laisse tranquillement s’installer lui, son chien et ses rhumatismes. Mais avant qu’elle ait pu commencer à retirer ses valises, le vieil homme appuie sur le bouton du rez de chaussée et la grille se referme. Stupéfiée, elle reste devant la porte, la majorité de ses valises descendant sans elle. Le temps que la cabine arrive à destination, il l’entend crier. Puis voyant qu’il n’y prête guère attention, les interpellations polies de la jeune fille se métamorphosent en jurons.

La cabine s’arrête, la grille s’ouvre et le vieil homme sort avec le chien. Mais pas que. D’une main, il traine une puis deux puis toutes les valises de la cabine. La jeune fille surprise, assiste à ce spectacle sans broncher : le vieillard qu’elle insultait il y a quelques minutes est en train de lui rendre service. Et c’est d’ailleurs ce qu’il préfère le vieux : faire chier les autres… pour leur plus grand bien.

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