Emma et Antonin

8 mai 2012 20 h 59 min

Il est 19h30. Nous sommes un Jeudi. Emma quitte son bureau. Elle a bien failli claquer la porte derrière elle, mais comme chaque jour depuis trois ans, elle réussit à contrôler sa colère. Plus tôt dans l’après-midi, elle s’est vue se lever, renverser sa chaise, dégrafer les fils électriques du mur, déchirer les contrats accumulés sur son bureau, et balancer son téléphone par la fenêtre. Ce téléphone, rouge de surcroît sonnait toute la journée, sans arrêt, comme un signal déchirant empêchant son esprit de réfléchir sur le moindre sujet. Elle le savait, la sonnerie n’était pas hurlante. Quand elle a pris ses fonctions, elle lui avait même trouvé une certaine musicalité qui égaierait ses journées. Elle entend encore son rire naïf et innocent qui avait suivi cette remarque faite à son chef. Un rire léger, qu’elle n’entend plus aujourd’hui. La musique de cette sonnerie avait fini par lui devenir insupportable, tout comme les regards de ses collègues à travers la vitre, ou encore la vue de son bureau.
Il fallait se rendre à l’évidence : elle n’y arrivait pas. Était-ce la fonction qui était beaucoup plus haute que son niveau de compétences ? A moins que le problème venait d’elle. Perdait-elle tout simplement la tête ? Depuis des années, elle soupçonnait une folie cachée, enfouie dans ses tripes. Une folie prête à surgir un beau matin pour lui dévoiler son nouveau visage dans le miroir de la salle de bains. Combien de fois avait-elle hurlé de souffrance lorsqu’elle était adolescente ? Combien de fois avait-elle cassé un miroir ? Elle caressa son poignet, et pensa aux marques cachées par sa montre. Oui elle était fragile, mais folle ?
Ses talons aiguilles, trop fins, trop hauts, marquait son rythme. Elle baissa la tête et se laissa happer par le goudron fait de milliers de cailloux. Cette multitude de résidus voués à vivre des années englués dans une masse lourde et forte lui firent perdre l’équilibre. Finalement, elle était comme eux, prisonnière d’une chape de plomb, de ce travail, de cette ville, de son tailleur près du corps qui l’empêchait soudain de respirer.
Elle s’arrêta, et posa sa main droite sur la façade de l’immeuble qui bordait le trottoir. Sa main glissa le long du mur, pour finir en un poing serré sur lequel elle laissa reposer sa tête. Elle se retourna, et retira une à une la dizaine d’épingles à cheveux qui sculptait un chignon légèrement broussailleux.
Son mascara se laissa envahir par un mélange de transpiration et de larmes. Elle avait mordu sa lèvre inférieure à sang. Ses cheveux en bataille encadraient un visage barbouillé de traces noires et rouges. Et c’est ainsi, en se voyant dans le reflet de la porte de l’immeuble, qu’elle sentit monter en elle une vague de colère trop longtemps tue. Son poing se fracassa contre le mur. Son visage avait pris des traits fous, déformé par la douleur de souffrir d’un mal invisible, tordu par une solitude qui avait fini par transpercer son coeur. Elle s’apprêtait à laisser libre cours à son esprit libéré de ses chaînes, quand elle sentit son téléphone vibrer dans la poche de sa veste. Elle le prit avec violence, comme si elle voulait le jeter à terre. Mais à la vue de l’écran, son geste s’arrêta net. Son regard noir devint gris.

Antonin Son visage ensoleillé et son éternel chapeau gris illuminait l’écran de son téléphone. Elle décrocha. La voix sanglotante d’Emma émit un Allô fébrile. Elle s’était enfouie sous les masses de travail, laissant s’éloigner malgré elle, les choses importantes de la vie. Celles qu’elle s’était promis de ne jamais oublier. Antonin, ce grand-père dont elle était si proche, avait disparu de ses priorités. Elle oubliait de respecter sa parole de lui écrire des lettres, ne l’appelant plus régulièrement, oubliant ses promesses de visites, laissant ses serments se volatiliser. Deux ans qu’elle ne l’avait pas vu, plus d’un an qu’ils ne s’étaient pas parlés. Et là, au moment où elle perdait pied, il l’appelait, comme s’il avait sentit la détresse de sa petite-fille. Le son de sa voix rendit ses larmes plus intenses encore, mais celles-ci étaient différentes : elles étaient de joie, et d’espoir. Antonin voulait prendre de ses nouvelles, et ne lui tenait pas rigueur des conséquences de sa déroute. Son visage était toujours souillé, ses cheveux toujours ébouriffés, mais une chose nouvelle était né ce soir là : un sourire. Elle s’asseyait sur le perron de l’immeuble, repliant sous elle ses jambes, comme lorsqu’elle était petite, et là, elle parla. Enfin. Car ce n’était pas une folie qui la hantait, mais bien des idées. Personne autour d’elle n’avait daigné porté attention à sa situation, sa santé, son moral. Avec Antonin, elle pouvait enfin laisser libre cours à ce flot de pensées opprimées. Il l’écoutait, elle parlait. Il lui délivrait son ressenti, son expérience, par des phrases courtes, mais si fortes qu’elles suffisaient. Elle resta, là, avec lui, deux heures. La nuit était tombée du côté du côté d’Emma, alors que de l’autre côté de l’océan, Antonin s’apprêtait à déjeuner.

A son retour dans son grand appartement, Emma, le sourire aux lèvres, avait retrouvé son visage de petite fille. Elle prit son sac de voyage, le remplit de tout ce qui comptait pour elle, laissant le reste à sa colocataire, et partit. Jamais plus, elle ne franchirait cette porte.
Elle s’était réveillée de ce cauchemar, de ce monde qui n’était pas le sien. Enfin, elle voyait une lumière au bout du tunnel. Ce moment inespéré lui avait ouvert les yeux sur ces choses que l’on oublie. Elle était à nouveau consciente de l’intensité et des vibrations, que seuls les gens que l’on aime peuvent nous apporter. La vie, la vraie, c’était çà : vivre avec eux, près d’eux…
D’ici une poignée d’heures, elle retrouvera Antonin et la Bretagne.

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