La danseuse de minuit

22 février 2014 13 h 37 min

Il faut la voir marcher, droite, sur ses hauts talons. Elle a l’allure des femmes mondaines. Elle ne sait pas pourquoi elle aime se grandir encore plus, dépasser le monde et le regarder d’en haut. Elle n’est pas prétentieuse. Elle ne fait pas semblant. Elle n’est même pas sûre d’elle. Elle se sent juste plus à son aise, avec un peu d’aide.

Tous les soirs, elle prépare sa tenue du lendemain, un rituel qui lui procure bien-être et sérénité.  Elle aligne sur le canapé du salon chaque pièce, chaque accessoire. Elle prend plaisir à harmoniser les couleurs. Elle connait le symbolisme de chacune, la souplesse du jaune, l’individualisme de l’orange, l’innocence du blanc, l’humanisme du vert, entre autres. Elle déplie délicatement ses foulards. Elle aligne avec précision ses colliers. Elle sort les escarpins assortis. Elle vide ensuite son sac sur la moquette grise, afin de le délester de toutes les choses superflues qu’elle a pu amasser tout au long de la journée. Elle trie. Elle jette. Entre deux morceaux de papier, elle s’évade aussi un peu. Elle se souvient d’un épisode en particulier, du sourire du livreur de sushi. Elle se souvient de l’odeur des pins, du chant léger des oiseaux.

Une fois son espace clair, chaque chose bien à sa place, elle se sent prête à profiter de l’instant. Elle n’anticipe jamais la journée de demain. Elle regarde rarement la télévision. Elle préfère mettre de la musique, ouvrir la boîte qui contient ses chaussures fétiches et sa jupe couleur cristal, les enfiler et tournoyer dans l’air léger du déclin du jour.

Elle se laisse instantanément happer par les sons, les instruments. Elle se déleste de tous ses doutes, des choses qui lui font mal, des images qu’elle a emmagasinées dans la journée sans le vouloir. Elle balaye l’espace de ses bras, fait des boucles avec ses pieds. Sa jupe dessine des vagues sur les murs de sa chambre. L’ombre de son corps épouse la plénitude de son âme. Elle se sent presque transportée par des bras inconnus. Alors qu’elle tourne sur elle-même, un peu désorientée, elle se souvient de toutes ces chorégraphies imaginées, qu’elle n’a toujours pas osé révéler au public. Elle se dit toujours qu’il est peut-être encore un peu trop tôt.

Elle s’arrête pour changer de chanson. Celle-ci est plus dure, plus tonique. Elle bat la mesure avec son talon, s’élance tel un animal en cavale. Elle ferme les yeux, pour que le tempo se glisse sous sa peau, qu’il lui intime l’ordre de se déplacer à gauche, puis à droite. Elle devient quelqu’un d’autre, une danseuse étoile un soir, une danseuse tzigane plus tard. La musique à ce don unique de la faire voyager à travers le monde, de la transporter dans le temps, de lui faire découvrir des rites et des vies qu’elle ne devine même pas. Chaque refrain l’invite à approfondir la connaissance qu’elle a d’elle-même, à disséquer ses émotions, à se livrer sans peur ni limitation.

La nuit se fait plus noire. Les lumières du voisinage faiblissent. Il est temps pour elle de ranger ses rêves dans leur boîte en carton et de laisser au silence le soin de l’endormir.

dance

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