La Maison des Lilas

16 avril 2014 7 h 35 min

Je savais que je finirais là, un mauvais pressentiment qui devient réalité. Ça fait froid dans le dos.

On imagine tout de suite une maison de retraite avec des fleurs aux balcons des fenêtres, un salon pour recevoir la famille, des chambres individuelles soigneusement décorées, un personnel aux petits soins. Le bonheur, tout simplement. Quoi rêver de mieux pour finir ses jours ? C’est tout le contraire. Il s’agit d’un mouroir. Ils appellent ça « Lilas » pour faire plus glamour et histoire d’attirer les foules.  

Un an. Je suis là depuis un an, déjà. Et je n’ai qu’une idée en tête, c’est d’en sortir le plus vite possible. Il y en a qui persistent, qui semblent apprécier les tapisseries fleuries, les compotes de pomme qu’on nous fait manger à la petite cuillère, l’odeur des pets foireux.

Surtout celle de la 111. Bientôt centenaire. Bientôt cinq ans qu’elle se laisse aller mais ne lâche pas. Personne n’ose s’aventurer au bout du couloir. Pas de visite. Il semble qu’elle n’ait plus de famille. Ses enfants sont morts et ses petits-enfants ne la connaissent pas. J’ai bien envie de temps en temps de jeter un œil en passant, mais c’est déjà tout un bazar pour aller se balader : le fauteuil, les couches, le corps qui ne se tient plus, les efforts pour garder la tête droite. Se pencher, je n’en parle même pas. Ça relève du défi. Je pourrai toujours demander à mes voisines de palier, deux vraies commères, en mal d’histoires à raconter. Elles savent forcément quelque chose. Ces bonnes femmes là, ça sait toujours tout, un œil partout, l’oreille aux aguets. Rien ne leur échappe, pas même le plus secret des secrets.

Moi, je ne suis pas branchée commérages. Mais, j’avoue que ça occupe. Ici, il n’y a rien de bien passionnant à faire. Deux tours de palier et je tombe de fatigue. La télé, c’est moyen, très moyen. Ca me fatigue plus qu’autre chose. Lire, ça fait longtemps que je n’y vois plus clair. Me souvenir et me raconter le passé est devenu mon passe-temps favori. De temps en temps, j’écris. Mal, mais je me force.

Le dimanche, c’est le seul jour où Maison des Lilas à un sens. Dimanche, c’est le jour des visites, le seul jour de la semaine où je m’habille avec soin, où je prends le temps de me maquiller, de mettre de l’eau de cologne. Ça sent drôlement bon l’eau de Cologne. Dimanche, c’est le jour que j’attends les six autres jours. Le jour qui passe trop vite, bien sûr.

Parce que mes enfants, ils n’habitent pas tout près. Presque deux heures de route. Il y en a qui disent qu’ils ne pensent qu’à l’héritage. Ce sont les jaloux qui n’ont jamais personne. La cantine du mouroir, pour ceux qui peuvent s’y rendre, c’est la cour de récré de l’école primaire. Tout le monde y va de ses moqueries. Que c’est moche des vieux qui jouent à être des enfants !

Il leur en faut de la patience à mes enfants. Parce qu’ils viennent tout le temps, tous les dimanches, avec les petits. Ça implique la poussette, les biberons, les couches, les jeux, les devoirs de Romain. Ils doivent avoir hâte de me voir partir eux aussi. Je ne peux pas leur en vouloir. Quel spectacle je leur offre, dites-moi. Tu parles d’une mémé. Je les fais plutôt fuir avec mes mains tâchées, mes dents noircies et mon corps tout flasque.

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« Lilas », quand j’y pense, c’est vraiment pour donner le change. On paye les yeux de la tête pour une studette individuelle. Et encore pour ceux qui ont de la veine. J’ai appris que certains partagent leur misérable abri. En fait on paye pour le jardinier, que personne ne connaît parce que personne ne met le nez dehors. S’aventurer dans les espaces verts c’est avoir des visites comme moi ou la chance de pouvoir encore mettre un pied devant l’autre.

Edouard, il est déjà parti depuis belle lurette. Enfin c’est ce qu’il me semble, parce qu’ici on a l’impression que tout dure très longtemps. De temps en temps je l’engueule : « Edouard, qu’est-ce que tu fabriques là haut, tu as trouvé une poule ou quoi ? »

C’est certain que s’il en a pêché une, il n’a pas hâte de me voir débarquer. A moins qu’il ne se dise, très possible connaissant Edouard, tu m’as fait mariner deux ans avant d’accepter ma demande en mariage. Tu faisais la belle et moi j’en bavais. A toi d’attendre maintenant Yvette !

Si j’avais connu le prix à payer, j’aurais moins fait ma coquette. Dès le premier regard, je l’ai aimé mon Edouard, mais j’étais une enfant gâtée. Je voulais qu’il me fasse sa courre, qu’il me couvre de cadeaux. J’ai joué avec sa patience, et voilà encore un an à tirer avant de le rejoindre. Il a du passer un pacte avec le gardien des portes du ciel. C’est foutu, aucune grâce ne me sera accordée avant mon heure ! Patience, patience Yvette. Dans 365 jours, c’est la quille !

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Vous en parlez

  • Un angle inhabituel qui contraste fortement avec mon ressenti dans ces endroits à l’atmosphère pesante de tristesse. Un personnage très ironique qui ne s’apitoie pas sur son sort. Je trouve ça assez nouveau pour un sujet qui reste douloureux.

    • Merci beaucoup Marie. Ces endroits sont d’un tristesse affligeante. J’ai voulu les voir sous un autre angle, faire ressortir toute l’ironie de tant de vies qui s’achèvent de manière si brutale, inhumaine.

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