Concours LME – Blanche De Castille

21 mai 2012 8 h 07 min

Elle se réveilla, étourdie de son rêve. Mais ce n’était pas un rêve. Elle garda les yeux fermés pour ne pas replonger trop vite dans sa réalité. Elle se tenait là, assise contre le mur de la chambre vide. C’est un doux rayon de soleil caressant sa joue qui l’avait tirée de cette échappée ensommeillée. Elle prit de grandes inspirations, consciente de cette déchirure qu’elle allait devoir vivre. Elle ouvrit les yeux qui cherchèrent sans succès l’accroche d’un meuble, d’un tableau, d’un bibelot. Mais il n’y avait plus rien. Les déménageurs étaient partis la veille, emportant presque tous ses souvenirs, toute la vie de leur famille, l’enfance des quatre enfants, l’amour de leurs parents. Elle avait déambulé dans sa maison toute la nuit, s’endormant çà et là après des torrents de larmes et de hoquetant sanglots. Chaque endroit de cette grande maison faisait remonter en elle des bouffées de souvenirs. Elle venait de se réveiller dans la chambre de ses parents, cette grande pièce que jouxtait la chambre bleu clair de bébé où son frère et sa sœur avaient fait leurs premiers gazouillis. Elle y pénétra à pas feutrés, comme si un petit être y dormait toujours. Elle se souvenait du petit lit-cage bleu ciel en bois, des rideaux Laura Ashley imprimés de ravissants boutons de fleurs délicates, doublés d’un tissu rose ancien. Petite, elle s’y cachait pour regarder sa mère chantonner. Plus tard, la chambre avait été transformée en atelier car sa mère sculptait. Une ravissante salle de bain jouxtait également la grande chambre, dans laquelle elle avait laissé la baignoire à pattes de lion, où l’émail était amoché par endroits. Les acheteurs avaient insisté pour la garder, tout comme le billot de boucher raviné de la cuisine. S’ils avaient pu, ils auraient pris la maison telle qu’elle. Elle s’était un instant dit « pourquoi pas ». En effet, ça serait si simple, une déchirure très violente mais avec la sensation que leur maison continuerait à vivre malgré leur absence, malgré les nouveaux enfants qui s’y créeraient des souvenirs à eux. Elle passa dans le bureau, la moquette jaune poussin toujours douce sous ses pieds nus. Elle passa vite, pour ne pas repenser à l’emplacement de chaque meuble, de chaque livre, de chaque objet si chargé de sens et de souvenirs. Elle passa devant la porte fermée de la chambre d’amis et poussa la porte battante du pallier, délicieusement grinçante. Qu’allait-elle faire, monter à l’étage des enfants ou descendre ? Elle choisit de rejoindre le bas, moins douloureux. Elle descendit à la volée les 20 marches en bois craquant, eut un frisson lorsque ses pieds touchèrent les dalles roses brique de l’entrée, et se précipita à la cuisine. C’était une grande pièce où tout se passait jadis : cuisine, salle à manger, piano. La buanderie et le cellier étaient également là. C’était la pièce la plus agréable, la plus familiale, la plus chargée d’amour, d’odeurs diverses et de moments précieux gardés dans sa mémoire.

Peut-être s’était-elle attendue à voir sa mère dans la cuisine, sa sœur au piano, son frère rampant dans sa grenouillère et sa petite sœur en train de regarder un livre d’images sur le tapis. Mais non, la pièce était d’un vide si désolant qu’elle eut un choc qui lui fit monter des larmes aux yeux. Elle n’avait jamais pensé qu’une telle chose pu arriver. Elle avait grandi là, chaque coin et recoin faisait remonter en elle des bouffées de souvenirs. Elle se revoyait à 7 ans, cheveux blonds coupés au carré, un tablier protégeant sa salopette bleu ciel, debout sur un tabouret, les mains et le visage barbouillés de chocolat, préparant un brownie pour le goûter, toute seule comme une grande. Par la fenêtre, elle cru revoir sa mère passer, sa petite sœur dans les bras, un merveilleux bouquet de roses du jardin à la main. Les bouquets de sa mère avaient cette qualité d’être toujours différents, très fournis, ils embaumaient la maison et faisaient se sentir en plein jardin. Elle se souvenait de la joie, de la fierté qu’elle avait de sa maman si belle, si artiste, qui savait faire de si beaux bouquets et les offrait avec un tel plaisir à ses amis. Aucun ne repartait jamais sans son bouquet si c’était la saison du jardin.

Ses yeux se posèrent sur le billot, qu’elle laissait avec ses souvenirs aux acheteurs. C’était un vieux billot de boucher, récupéré des années plus tôt. Il était beau, le bois noueux poli, raviné et affaissé par les ans. Un jour, on avait retrouvé une souris dans un de ses tiroirs. Elle revoyait les dizaines de plats colorés que sa mère préparait lorsqu’on faisait des fêtes, l’été. La maison était alors dans une effervescence telle que dans ce silence et ce vide, elle avait maintenant du mal à se représenter. Est-ce que tout cela avait réellement existé? Est-ce que cela n’avait-été qu’un rêve ? Elle caressa le mur blanc cassé qui jadis avait été vert pomme, regarda le soleil jouer sur les murs et le sol nus, les larmes remontaient. Comment avait-elle pu envisager de vendre la maison de sa famille, de sa vie, sans heurts ? Pourquoi devait-elle être seule dans cette épreuve ? Si elle laissait cette maison, comment ses souvenirs pourraient-ils vivre en elle ? Etait-elle en train de tuer une seconde fois son enfance ?

 

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