L’eau et le sable.
Ou le dernier dieu.
Elle se réveilla, étourdie de son rêve. Mais ce n’était pas un rêve. Il se trouvait bien là, à côté d’elle. Sa présence défiait toutes les croyances qui avaient pu, au cours du temps, animer la foi des hommes. Et pourtant, elle pouvait sentir son souffle, son aura altérant l’atmosphère de la pièce.
Kimaati était reconnaissante de nature. Non pas qu’elle exprimait une reconnaissance exacerbée à chaque merci glissé auprès d’un client fidèle, mais elle était consciente de la chance qu’elle avait. D’origine kenyane, son adoption lui avait permise d’avoir une meilleure vie, une vie où personne ne l’accuserait de sorcellerie comme avait pu le faire sa famille biologique. Elle avait peu de souvenirs d’eux, il ne subsistait de son passé africain qu’une petite fiole de sable que ses parents adoptifs avaient ramenée avec elle. Le déracinement était sauf d’une manière symbolique et Kimaati se surprenait parfois à s’inventer bon nombre d’histoires en contemplant cette petite bouteille. Néanmoins, ses parents finlandais et sa vie à Helsinki étaient ce qui comptait le plus dans sa vie. Aussi étaient-ils davantage ses parents que de simples finlandais altruistes, à ses yeux. Ces derniers avaient toujours tenu à ce qu’elle fasse preuve d’humilité, et de discernement, quelque soit le chemin qu’elle décide de prendre. Elle n’avait pas pris le chemin des écoles prestigieuses qu’offraient la capitale, elle avait préféré travailler à son aise dans un petit café littéraire très fréquenté. Mais son choix n’était pas sans ambition : ainsi, à l’âge de vingt quatre ans, elle était devenue l’associée du propriétaire du café et organisait toutes les manifestations qui s’y déroulaient.
La joie de vivre de Kimaati pondérait la froideur de l’hiver et les prémices d’une solitude bien réelle. Elle était entourée, chérie, mais quelque chose manquait. Quelque chose en rapport avec cette fiole. Une fois de plus, ses yeux noirs balayèrent la petite fiole qui pendait à son cou, y contemplant les grains dorés qu’elle contenait, avant qu’elle ne sombre dans un sommeil profond.
C’était un dimanche. Kimaati s’était accordée cette aisance de fin de semaine où une jeune femme range ses artifices pour se contenter de ses habits les plus confortables. Assise sur le canapé en tailleur, elle griffonnait encore dans son carnet. Une tasse de thé à la citronnelle reposait sur la table basse, fumante, tandis que les brèves du matin étaient délivrées par la journaliste en vogue. Elle écoutait d’une oreille distraite mais son attention était portée davantage sur le prochain groupe qu’accueillerait le café, le week-end prochain. Soudain, elle se raidit. Elle balaya la pièce d’un regard. Depuis quand était-elle assise là ? Elle ne se souvenait pas de son réveil, des gestes matinaux qu’elle avait effectués. Elle semblait être apparue là, à ce moment précis, sur le canapé, une tasse encore chaude posée devant elle. Mais rien. Impossible pour elle de se souvenir son chemin jusqu’à la cuisine, les bruits de la vaisselle pour dénicher sa tasse rouge préférée…
— Bonjour Kimaati.
La jeune femme tourna lentement la tête. A la vue de la créature, une violente vague balaya l’atmosphère de la pièce provoquant un vague à l’âme étrange dans le cœur de Kimaati. Les relents d’une vie obscure déferlèrent en elle, sa respiration devint haletante et sa gorge, sèche. Elle sentit l’aura glaciale de l’homme s’infiltrer dans ses poumons. La couleur de ses cheveux, pareille à celle du vin, transgressait la finesse de ses traits édéniques ; la ligne de son nez droit se brisait sur des lèvres boudeuses, tandis que ses iris s’ancraient d’un bleu hivernal.
— Bonjour.
Ce mot s’échappa de ses lèvres, propre à une politesse conventionnelle et feinte. Il la dévisagea sans un mot, un autre sourire s’esquissa sur ses lèvres.
— Tu dois te demander qui je suis, n’est-ce pas ?
Kimaati esquissa un sourire, et pourtant, elle ne pouvait se détacher de cette étrange méfiance qui s’était imposée en elle, comme une barrière infranchissable à l’approche d’un danger imminent. Elle n’avait pas peur, bien au contraire, elle était comme pétrifiée dans une sérénité empreinte de douceur, celle-ci provoquée par un vent glacial qui balayait son être. Cependant, elle devinait aisément que, sous son air angélique, l’homme n’était pas inoffensif. Il la dévisagea en silence durant un long moment.
— Vous n’êtes pas humain, balbutia-t-elle.
— C’est exact, répondit-il d’une voix suave, un sourire carnassier apparaissant sur ses lèvres. Je suis un dieu.
Cette révélation submergea le corps de la jeune femme d’une crainte qui fut brutalement assourdie par l’aura de la créature. Elle comprit alors qu’il maîtrisait ses émotions.
— Ne crains rien, je n’ai pas l’attention de te faire du mal. Je suis juste venu assouvir ma curiosité sur votre race.
— Quel genre de dieu êtes-vous ? demanda-t-elle avec méfiance.
— Quelle importance ? La plupart des humains imaginent que les dieux sont des créatures supérieures, dénuées de soucis… Si je suis un dieu, je n’en ai pas l’apparat. J’ai toujours préféré les festivités, l’odeur enivrante de l’excitation et de la joie… Là où les dieux sont pieux, pleins de bonnes intentions cérémonieuses en se baignant d’eau lustrale, je suis l’impie. Je suis celui qui croque dans la pomme pour sa chair et son jus, et non celui qui en recueille les noyaux pour donner des terres fertiles.
— Vous n’êtes donc pas un dieu salvateur, déduit la jeune femme en fronçant les sourcils.
Ses yeux balayèrent la pièce. Il observa la tasse tiède et la fit léviter dans les airs afin qu’elle rejoigne les mains de Kimaati. Celle-ci la saisit, non sans étonnement, et but une gorgée.
— Je ne suis pas si mauvais, articula-t-il. Et je ne suis en rien responsable de l’idée que vous vous faites des dieux, alimentant culte et autres croyances stupides. Vous êtes si naïfs.
— Que voulez-vous dire ?
Sa voix était mélodieuse, comme suivant une partition succincte par petite touche, fluide et dangereusement envoûtante.
— Vois-tu, Kimaati, ce que les hommes nous attribuent comme étant la sagesse n’est tout autre que l’ennui, la perte de l’excitation. Le mal des dieux réside dans le fait d’avoir tout vu, tout entendu, tout vécu ; cela fait de notre quotidien une recherche perpétuelle d’un quelconque intérêt. Sinon, pourquoi Zeus aurait-il multiplié ses frasques ? C’est pour oublier le temps, pour sentir les secondes qui ne l’effleureront jamais. Au fond, le dieu n’a pour défi que d’imiter le temps dans sa plus grande vanité. Aujourd’hui, mes aïeuls croupissent quelque part dans l’univers, soupira le dieu en contemplant ses mains. Techniquement, je devrais être avec eux mais votre monde actuel a quelque chose d’exaltant que je ne pourrais pas même trouver dans les cieux.
La confusion imprégna le visage de la jeune femme. Elle demeura silencieuse, les yeux portés vers ce dieu apparu de nulle part. Quelque chose en elle grondait comme un volcan, une chose que le dieu aux cheveux rouges prenait soin d’atténuer, d’assourdir, comme pour l’affaiblir. Mais, qu’avait-il à craindre d’une humaine ? Kimaati aurait passé la porte d’entrée en criant qu’il y avait un dieu chez elle, elle serait simplement passée pour une fanatique ou une folle à lier. La créature posa alors ses yeux bleus sur elle :
— Je veux que tu me montres les plaisirs de votre vie, ses mystères et son parfum. Divertis-moi, trompes mon ennui. En échange de quoi, je t’épargnerais.
— Vous seriez prêt à me tuer pour un caprice ?
Le dieu aux cheveux rouges émit un rire entendu, sans répondre. Kimaati finit son thé qui lui parut soudainement amer. Elle s’apprêta à lui poser une question tant reprise dans ses bouquins de science fiction qu’elle se maudit d’être aussi banale.
— Pourquoi moi ? articula-t-elle.
— Tout le monde n’a pas l’habitude de se faire accuser de sorcellerie dès sa naissance, rit le dieu.
Un frisson parcourut le dos de Kimaati. Elle écarquilla les yeux. Sa tasse manqua de glisser de ses mains, mais l’homme aux cheveux rouges la rattrapa.
— Vous… vous me…
— Seras-tu prête à m’aider, Kimaati ?
Il avait prononcé cette dernière phrase avec douceur, poussant la jeune femme dans ses derniers retranchements. Il détailla son visage rond sur lequel perlaient de longues mèches frisées ébènes, laissant sa chevelure afro rayonner à l’air libre sans aucune retenue, au-dessus de ses yeux noirs en amande. Elle fronça les sourcils une nouvelle fois, elle détestait se sentir manipulée. Mais il semblait savoir tant de choses sur elle, et peut-être serait-il capable de lui apporter certaines réponses sur son passé mystérieux ?
— D’accord, concéda-t-elle.
Un sourire illumina le visage du dieu. Celui-ci leva les yeux vers la fenêtre, le soleil continuait son ascension vers le zénith.
— Je reviendrais demain matin, ensuite ma petite escapade dans le monde des mortels pourra commencer.
Sur ces mots, il s’approcha brusquement d’elle, lui arrachant un souffle d’air avant qu’elle ne sombre de nouveau.
« Dieu aux cheveux rouges ». Voilà donc tout ce qu’elle savait de ce dieu étrange qui s’était immiscé dans sa vie. Elle ignorait même son nom. Après des heures de recherche sur le net, Kimaati abandonna son ordinateur et alla se doucher. Elle aurait aimé croire que tout ceci n’était qu’un rêve, que les herbes de son thé avaient des propriétés hallucinatoires inattendues mais, à l’évidence, il n’en était rien. Alors que l’eau chaude déliait ses membres, la jeune femme réalisa que sa plus grande frustration résidait dans cette incapacité d’en parler à quiconque, tenue par le sceau du secret. Qu’avait-elle fait pour mériter cela ? Y avait-il un lien avec cette prétendue accusation de sorcellerie ? ce n’était que des croyances africaines, balayées avec le plat de la main… En quoi tout cela pouvait la concerner ?
– Vous n’allez pas être en retard pour votre travail ? demanda une voix sarcastique.
Kimaati sursauta. Elle ferma le robinet d’eau chaude, et se précipita sur sa serviette pour cacher sa nudité, avant de sortir de la douche. Le dieu était là, adossé à la porte de la salle de bain.
— Mais vous êtes malade ?! s’écria-t-elle. Apparaître comme ça et, et… !
— Mon dieu, vous êtes encore plus prude que les prêtresses de l’Antiquité, souffla-t-il exaspéré.
— Et vous, vous n’êtes pas si différent des obsédés du XXI siècle !
Sur ces mots, elle sortit et se dirigea dans sa chambre, avant de s’y enfermer à double tour.
— Crétin, souffla-t-elle, furieuse.
— J’ai l’impression que c’est péjoratif.
Elle sursauta une nouvelle fois. Il était encore là, dans sa chambre, assis sur le lit. La jeune femme s’apprêta à hurler de rage, mais une vague de résignation la submergea. Elle réalisa qu’elle était aussi stupide que lui de croire qu’elle pouvait fuir un dieu dans le peu de mètres carrés qu’offrait son appartement.
— S’il vous plaît, dit-elle d’une voix douce et conciliante, pourriez-vous m’attendre dans le salon ? Je n’en aurais que pour quelques minutes, promis.
Cette soudaine douceur déstabilisa le dieu. Il se leva, s’avança vers elle, et se volatilisa dans la pièce d’à côté. Kimaati se dépêcha de s’habiller. Quelques minutes plus tard, elle le rejoignit dans le salon, vêtu d’une petite robe rouge avec un gilet clair et de petites ballerines noirs. Sa tignasse était rejointe négligemment en une queue de cheval lâche. Le dieu la dévisagea un moment, suspicieux.
— Quoi ?
Il rougit.
— Cette robe n’est-elle pas… trop courte ?
Kimaati éclata de rire. Son rire joyeux détendit l’atmosphère et la gêne du dieu changea son regard. Elle inspira après quelques minutes, et lui dit :
— Ecoutez, euh ?
— Dionysos, répondit-il d’un sourire moqueur.
— Dionysos… je… je veux bien concevoir le fait que je puisse vous aider si cela ne change pas trop mon quotidien. Je ne suis pas du genre à alimenter les conflits, je veux juste que vous respectiez ma vie privée. D’accord, vous êtes un dieu mais si vous voulez réellement comprendre comment – elle ouvrit les bras pour désigner tout ce qui l’entourait – tout cela marche, il faut que vous suiviez certaines règles. Je réalise que nous n’avons peut-être pas les mêmes idées…
— En effet.
— Ce qui néanmoins ne justifie pas votre comportement que l’on pourrait qualifié de grossier.
— Quelque soit les générations, je n’ai jamais eu une très bonne réputation, si vous voulez tout savoir.
— C’est censé me rassurer ?
— Non.
— Je me disais aussi, dit-elle en prenant son sac. Bon, hum, je vais travailler.
Sur ces mots, elle tourna les talons et remarqua que Dionysos la suivait. Elle lui jeta un coup d’œil auquel il répondit d’un sourire entendu : il ne la lâcherait pas.
Tout cela avait-il un sens ? Kimaati avait beau chercher, elle préféra se concentrer sur ce qu’elle faisait. Le café littéraire faisait partie de sa vie, elle aimait s’y rendre pour y retrouver son associé, Jouko, et les autres membres de l’équipe. La clientèle la connaissait bien et chaque visage familier lui volait un sourire. Parmi eux, elle croisa ce jour-là le regard de Dionysos qui, assis à une table, ne la quittait pas des yeux. Qu’elle serve des clients, range les tables, nettoie le comptoir ou aille aux toilettes, elle sentait inéluctablement le regard de Dionysos se poser à nouveau sur elle. Ne s’ennuyait-il pas à la voir répéter tous ses gestes habituels ? Certes, pour lui, tout ceci était une première fois, mais cela ne l’étonnerait pas qu’il se plaigne d’un tel ennui.
— Kim’, c’est qui ton nouvel ami punk ? lui glissa Jouko à l’oreille, alors qu’elle était à la caisse.
— C’est… un ami de la famille, dit-elle en ignorant la boutade de son collègue. Mes parents m’ont demandé de lui tenir compagnie durant les prochains jours, histoire qu’il connaisse un peu la ville.
— Ce qui veut dire que je ne pourrais pas t’inviter à dîner cette semaine ?
Kimaati leva les yeux vers son ami. Jouko usait de son sourire à fossette, tandis qu’une lueur maline brillait dans ses yeux noisettes. Ses traits étaient insipides, mais son tempérament éveillé et blagueur le rendait attachant et séduisant. Malgré tout, Kimaati était toujours prise d’un flou étrange quand à ce qu’il espérait d’elle. D’eux.
— Jouko, je, dit-elle en rougissant. Je t’ai déjà dit que toi et moi sommes collègues et… je ne sais pas si… enfin, si ce serait…
— « Maybe Tomorow » ?
Kimaati retint un rire.
— Stereophonics, répondit-elle.
C’était un jeu entre eux. Chacun dégainait un titre de musique dont l’autre devait trouver l’auteur, au moment le plus inattendu. Une manière pour eux de repousser ces questions en suspens qu’il n’avait jamais vraiment abordées.
— C’était facile, dit Jouko en souriant. Tu devrais amener quelque chose à manger à ton ami punk, il doit mourir de faim.
Kimaati lui répondit d’un sourire amical et regarda l’horloge. C’était l’heure de sa pause. Elle regarda ensuite Jouko s’éloigner et disparaître dans les vestiaires.
— Qu’est-ce que c’est ?
Dionysos observait avec suspicion le repas que Kimaati lui avait apporté. Celle-ci trépignait d’impatience à l’idée qu’il y goûte.
— Ca s’appelle un hamburger, expliqua-t-elle. Celui-ci est assez spécial, c’est Jouko et moi qui l’avons inventé : on l’a appelé l’ExtraBurger, à cause de ses trois steacks, ses deux tranches de bacon, deux tranches de fromage, le céleri et la salade, la tranche de boudin noir, et les sauces mayonnaise et ketchup. C’est immonde, indécent, et gras à souhait. Vous allez littéralement regretter d’être venu au monde… ou pas.
Dionysos la regardait à présent avec un air suppliant, arrachant un sourire à la jeune femme.
— Allez, n’ayez pas peur, je n’ai mis que deux steaks et j’ai enlevé le bacon, ça devrait aller. Et puis, un dieu qui se défile, c’est un peu la honte quand même…
— Ne me défiez pas, répondit-il.
— Allez ! Jouko l’aurait déjà fini.
Le dieu aux cheveux rouges ne put retenir un sourire, il approcha l’hamburger dégoulinant de ses lèvres et y prit une bouchée, sous le regard attentif de la jeune femme. Il mâcha durant un long moment avant d’avaler, le visage neutre.
— Alors ?
— En fait… c’est plutôt bon. La texture reste un mystère mais ça a bon goût.
Kimaati esquissa son plus beau sourire. Elle appréciait l’aspect ludique des découvertes qu’expérimentait le dieu. Celui-ci remarqua son regard bienveillant tout en mangeant le reste de son hamburger. L’apparente douceur de Kimaati, sa joie de vivre naturelle, le surprenait. Elle aurait pu se montrer plus que distante, insultante ou tout simplement refuser de se plier à ses exigences et pourtant, son attitude tendait vers une forme de vivre ensemble, de cohabitation accueillante et chaleureuse. Il ne s’attendait pas à une telle coopération sans une maîtrise des sentiments humains. Toutefois, il savait que sa gentillesse découlait d’une réelle inconscience : elle ne savait pas ce qu’il avait fait, ni même de quoi il était capable. Après tout, il pourrait la frapper de démence dans son appartement pour abuser d’elle, s’il en avait envie. Il l’avait fait tant de fois qu’il ne se souvenait pas de sa dernière victime. Son regard s’assombrit.
— Quelque chose ne va pas ?
Dionysos sentit poindre l’inquiétude dans le regard de la jeune femme, comme un éclat sincère. Il ne méritait pas cette attention, elle savait si peu de choses sur lui, elle n’était qu’une humaine sans intérêt et, pourtant, elle réussissait à percer tous ces siècles de solitude durant lesquelles il avait survolé cette race incomprise. Qu’avait-elle à lui apporter ? Mesurait-elle au moins la portée de sa visite ? Se doutait-elle seulement qu’elle était son dernier espoir ?
— Je m’ennuie, mentit Dionysos. Je ne suis pas venu sur terre pour manger quelque chose à peine mangeable, mais pour me divertir et tout ce que j’ai fait aujourd’hui, c’est de rester assis à cette table pendant que vous jouiez les servantes avec vos clients. Faut-il que je vous rappelle ce qui vous arrivera si j’en viens à conclure que cette escapade était d’un ennui mortel ?
Le regard de Kimaati se ferma peu à peu, assombri. Elle s’était laissée à croire qu’il subsistait entre eux une bonne entente, mais il n’en restait pas moins un dieu malfaisant.
— C’est inutile, répondit-elle.
Sur ces mots, elle quitta la table et alla chercher ses affaires pour rentrer chez elle.
De retour à son appartement, Kimaati resta un moment dans la cuisine, un verre d’eau à la main. Dionysos lui avait dit qu’il reviendrait le lendemain, espérant qu’elle le divertisse davantage si elle tenait à sa vie. Elle s’en voulait de s’être montrée aussi naïve et puérile. A peine avait-il passé la porte de sa maison, de son subconscient qu’elle était désormais prisonnière d’un dieu maléfique. Elle sentait, à présent, les barreaux de cette prison invisible à laquelle Dionysos l’avait condamné. Pourtant, comme dans tout ce qui l’entourait, elle voulait y voir du bien, elle avait foi en ce Bien qui subsiste dans chaque chose, dans chaque perle de couleurs, dans chaque goutte froide… Elle croyait au Bien, non pas en sa prédominance, mais en sa faculté de subsister malgré les aléas de la vie. Son entourage l’admirait et l’appréciait pour cette foi qu’elle véhiculait par un positivisme endurant, et bien qu’elle entendit maintes fois sa foi se faire insulter d’illusions, elle avait toujours refusé de se laisser aller au pessimisme ambiant de son siècle. C’était sa foi. Un choix, une conviction douloureusement ancrée dans son être. Douloureusement car, à présent, Dionysos l’avait ébranlé, il avait semé l’incertitude en elle : comment un être aussi malfaisant, animée d’une volonté purement égoïste et meurtrière, avait-il traversé les âges ? Ces considérations l’amenèrent à passer une nuit blanche, à comprendre, à chercher une réponse dans tout ce qu’il restait de l’ancien monde : elle parcourut les légendes mythologiques le concernant, parcourut les résumés de toutes les pièces qu’il avait suscité.
Au fil des heures, le nom de Dionysos se teinta d’une luxure presque anoblie, d’un attrait pour le divertissement, et d’une origine double. Double, c’était bien là la particularité de ce dieu né deux fois.
— Celui qui croque dans la pomme pour sa chair et son jus, et non celui qui en recueille les noyaux, se souvint-elle dans le noir de sa chambre.
Il n’avait aucune morale. Tout ce qu’il était résidait dans le simple fait qu’il vivait pour le battement de son cœur et de son sang que le plaisir pouvait lui procurer. Il n’y avait pas de limites et tous ceux qui tentèrent de s’opposer à lui furent sévèrement punis. Kimaati eut un frisson. Elle ferma son ordinateur et alla s’allonger sur son lit, perdue. Elle porta ses doigts à la petite fiole qui pendait à son coup, et ferma les yeux. Ses lèvres tremblotaient, elle s’efforça de garder les yeux fermés. Une vague fraîche effleura ses jambes nues, comme le toucher d’une main.
— Alors, c’est ce que vous êtes, murmura-t-elle, un monstre ?
Elle avait deviné sa présence. Elle ne pouvait lutter. Le bout des doigts fins remonta le long de sa cuisse, lorsqu’elle sentit un souffle chaud à côté d’elle. Ils s’arrêtèrent à son entrejambe, hésitants, avant de remonter sur la courbe de ses seins. La peur s’immisçait en elle, mais sa main était fermement refermée autour de son pendentif. Dionysos s’abstint d’y toucher et glissa enfin ses doigts autour de son cou, telle une caresse dangereuse.
— Je pourrais te briser la nuque du bout des doigts, murmura-t-il, rêveur. Si fragile…
— Je ne suis pas sûre de pouvoir vous donner ce que vous attendez de moi.
— … En quoi crois-tu, Kimaati ?
— … Je ne suis pas sûre que vous comprendriez, articula-t-elle, contenant sa rage.
La poigne de Dionysos se resserra brusquement autour de son cou.
— Dis-moi, la pressa-t-il d’une voix douce.
— Je…
Soudain, une chaleur étrange et familière déferla dans sa main fermement serrée autour de la fiole de sable. Elle submergea son corps, balayant la froideur macabre que provoquait la présence du dieu, caressant sa peau comme une couverture chaude et maternelle. Un sentiment de bien-être l’inonda et la poigne autour de son cou lui parut, enfin, insensible. Ce n’était plus qu’un frottement léger, comme le serait les flocons d’un pissenlit.
— Je crois en tout ce qui est bon, en ce fragment de bonheur qui, malgré les époques déferlantes, subsiste dans le cœur des hommes, contenant des sentiments profonds comme l’amour, la peur, la tristesse et toutes ces sensations qui transcendent l’être, quelque soit les différences qui nous séparent. Je crois en Dieu, Allah, Bouddha, soit en toutes ces choses qui pourraient réunir les hommes en un seul être. Mais, si les hommes ont cru en vous, les dieux anciens…
Elle ouvrit les yeux, le poing brûlant au milieu de sa poitrine. La main du dieu avait disparu de son coup. Sereine, elle se tourna vers lui. Elle n’avait aucune idée de l’aura qui avait submergé sa chambre à présent. Un parfum d’orange flottait dans l’air mêlé à une odeur de sable chaud, l’air était chaud et humide, et un doux courant d’air traversait parfois la pièce afin de rafraîchir sa peau.
— En quoi crois-tu, toi, Dionysos ?
Le dieu aux cheveux rouges demeurait silencieux. Son corps avait été comme foudroyé par les mots de la jeune femme, lui arrachant une sensation étrange, une sensation qu’il n’avait jamais ressenti : des larmes. De douces larmes perlaient sur ses joues, portant en elles ni haine, ni tristesse, mais une émotion si pure qu’il n’aurait jamais pu l’imaginer. Kimaati lui sourit, légère, avant de fermer les yeux, au bord des rêves.
— Je crois en toi, Kimaati, murmura-t-il avant de disparaître.
Lorsque Kimaati ouvrit les yeux, elle se trouvait au milieu de nulle part, dans un désert de nuage immense. Le soleil engageait son ascension dans un bleu azur, un vent frais s’infiltrait dans ses poumons. Le temps d’une seconde, Kimaati crut que sa poitrine allait éclater. C’était une sensation exaltante, elle baignait dans une lumière vierge et douce. Cette pureté lui vola un rire d’enfant.
— Dionysos ?
— Je n’étais pas sûr que tu veuilles que je sois présent.
La jeune femme tourna la tête. Il se tenait à sa droite, la dépassant d’une tête, et le regard rivé vers l’astre solaire. Ses yeux bleus supportaient les rayons lumineux qui illuminaient sa chevelure d’éclats écarlates. Frappée d’une soudaine lucidité, Kimaati balbutia :
— Sommes-nous au Paradis ? Suis-je… morte ?
— Non, répondit-il, amusé. Nous sommes sur l’Olympe, ou du moins ce qu’il en reste. Je n’ai jamais amené personne ici.
— C’est ici que tu as grandi ?
— Non, j’ai passé la plus grande partie de mon enfance sur terre, avant de rejoindre le ciel. Mais, j’ai pu profiter un peu, dit-il avec une étrange tristesse. Avant, il y avait un immense banquet où les dieux se réunissaient dans leurs meilleurs jours, c’était un vacarme impossible, le ciel empestait les odeurs les plus jouissives et les plus douces qu’aucun homme n’aurait pu imaginer. Personne n’était là sans avoir un verre de nectar à la main. Aphrodite dansait, parfois accompagnée de nymphes, devant Héra et Athéna, trop présomptueuses pour se donner en spectacle. Je le reconnais, elles avaient des allures de reines. La place vide était celle d’Hadès, elle avait une valeur symbolique, et j’ai toujours été fasciné par cette proximité avec la mort qu’elle supposait.
— Et toi ?
— Moi ? s’étonna-t-il. J’étais à la fois l’honoré et l’impie, selon les jours. La beauté d’Adonis était un pâle reflet de ce qu’était ma beauté d’antan. J’étais le dieu des plaisirs, je pouvais toucher la passion de chaque être, la sentir, en voler l’excitation inviolable… Mais où sont passés les lueurs de ces aubes perdues ?
Il garda le silence et détourna les yeux.
Kimaati l’observa un long moment, il lui semblait si différent, si vulnérable à la lueur du jour. Elle posa une main sur son bras, tendre.
— Dionysos, pourquoi n’es-tu pas avec eux ?
— Sais-tu pourquoi j’ai menacé ta vie, Kimaati ?
La jeune femme hocha la tête, surprise. Il glissa sa main dans le col de son haut nacré et révéla une petite fiole attachée à son cou contenant un liquide étincelant.
— C’est parce que je suis trop lâche pour achever la mienne, répondit-il. Je suis le dieu né deux fois, soit la plus grande malédiction qu’il m’ait été donné de vivre. Je vis une seconde vie dans la solitude la plus complète, durant un temps où les dieux ont disparu. Il n’y a plus rien pour moi ici. Rien, si ce n’est ces larmes du Styx contenues dans cette fiole, l’eau la plus précieuse qui puisse me délivrer et me faire disparaître. Seulement, je te l’ai dit, je cherche une chose susceptible de me donner une raison de subsister…
C’est alors qu’il posa ses yeux clairs sur le visage brun de la jeune femme.
— Je suis le dernier dieu, Kimaati.
à 18 h 50 min
Ton texte est magnifique et très abouti, quoi qu’un peu long pour une lecture sur le web 🙂
à 19 h 15 min
@Fleur de Menthe: Merci ! Oui, je reconnais qu’il est long, mais étant donné qu’il était demandé une nouvelle, je l’ai fait suivant le format bouquin (plus de deux pages en fait) Merci beaucoup en tout cas 🙂
ps: je tenais à vous dire (bien avant l’envoi de ma nouvelle haha) que votre site est vraiment bien fait et beau ! Ca fait plaisir de voir un repère de littérature comme ça 🙂
à 21 h 03 min
C’est un très joli texte, je suis impressionnée !
à 12 h 47 min
Subjuguee, c’est le terme qui convient le mieux a mon etat apres avoir lu cette nouvelle. Tres beau texte.