Concours LME – Mademoiselle A

27 mai 2012 20 h 51 min

Elle se réveilla, étourdie de son rêve. Mais ce n’était pas un rêve.

C’était sa réalité. Une réalité trop dure, trop violente, trop forte pour elle. Elle sortit de son grand lit à baldaquin qu’elle trouvait si rassurant le soir, mais qui l’étouffait au réveil d’une nuit éprouvante. Elle s’avança jusqu’à la salle de bain en se demandant comment chaque pièce, pleine de souvenirs, pouvait être une telle cause de souffrance pour elle. Elle se passa de l’eau sur le visage, puis contempla son reflet dans la glace : yeux clairs en amandes, petit nez, bouche ronde, visage en forme de coeur encadré d’une frange et de longs cheveux noirs de jais. Elle essaya de se voir dans ce reflet, mais elle n’apercevait que l’autre, jamais plus elle même. Elle s’habilla, enfilant lentement son jean noir, son haut et ses escarpins, puis elle se coiffa, queue de cheval très haute et très tirée. Elle se maquilla. Tant de gestes quotidiens, tant de fois répétés, si différents aujourd’hui.

Elle descendit, prenant bien garde avant de vérifier que la porte en face de sa chambre était close. Elle entra dans la cuisine nimbée de lumière. Elle savait qu’elle était la dernière à se lever, mais la vue de ses parents et de ses frères et soeurs tous assis dans la cuisine et qui la regardaient, lui hérissait le poil. Elle savait que ce qu’ils voyaient en elle ce n’était plus elle, juste le souvenir douloureux de l’autre. Ils ne lui disaient rien, mais elle savait ce qu’ils pensaient tous, les questions qu’ils se posaient tous.
Elle avait les mêmes dans sa propre tête: Pourquoi elle et pas l’autre ? Et puis cette ressemblance qui avait fait leur force mais qui aujourd’hui faisait sa faiblesse. Combien de chances que ce soit elle et pas l’autre ?
Une sur deux avait dit le médecin. C’est d’ailleurs ce qu’elle était aujourd’hui, une sur deux. Toutes ses pérégrinations silencieuses lui donnaient la nausée, la dégoûtaient d’eux et d’elle même. Elle s’assit pour manger sans dire un mot. Leurs bavardages l’agressaient, souillaient sa douleur, entravaient sa peine, violaient son chagrin. Elle se leva, déposa un baiser sur la joue de chacun malgré la répulsion qu’elle avait à le faire quand elle voyait la pitié dans leurs yeux. Puis elle empoigna son sac, sa veste et sortit.

Et comme chaque matin le monde se remit à l’endroit pendant une seconde. Chez elle, être sans l’autre était une aberration telle, qu’elle étouffait. Mais là, sur le pas de la porte, sa maison dans le dos, le vide semblait n’être que temporel et non plus si violemment définitif. Et puis, elle faisait le premier pas et sa nouvelle solitude revenait lui coller à la peau comme une combinaison, une ombre poisseuse.

Elle avança à pas vifs, déterminée, essayant de faire abstraction du reste. Autrefois, les regards appuyés des hommes et leurs commentaires aguicheurs la faisaient sourire. Autrefois, elle était deux face à l’adversité, l’attention qu’on lui portait était diluée. Aujourd’hui elle concentrait tous les regards, trop nombreux et insistants, et cela l’agressait. Elle marcha vite et arriva au lycée.

Nouvelle piqûre de rappel. Toujours les mêmes regards, les mêmes chuchotements sur son passage, les mêmes questions, les mêmes pensées: “Pourquoi elle et pas l’autre ? Et puis cette ressemblance qui avait fait leur force mais qui aujourd’hui faisait sa faiblesse. La pauvre, quel malheur. Cela doit être horrible.
Autrefois, elle était forte, elle était deux. Aujourd’hui la pitié des gens l’enfermait dans une étouffante camisole. Parce que ce qu’ils voyaient en elle, ce n’était plus elle, c’était l’absence de l’autre. Elle s’assit dans la classe. La chaise à coté de la sienne demeurait douloureusement vide. Elle aurait voulu que quelqu’un s’y asseye, non pas pour effacer le souvenir de l’autre, mais pour ne pas être enfermée un peu plus dans cette nouvelle solitude. Le professeur fit l’appel. Comme tous les jours, elle guettait son nom, attendait que l’autre vienne juste après…mais rien. Parfois un professeur étourdi oubliait un instant la chaise vide et appelait les deux noms. Tout de suite après, il se rendait compte de son acte, devenait rouge ou se mettait à bafouiller. S’en suivait un long silence pesant pendant lequel chacun lui jetait un regard désolé, peiné, gêné. Elle se sentait plus seule que jamais. Tous attendaient, craignaient qu’elle n’explose. Elle avait envie de crier: “ Ça va ! Y a pas mort d’homme.” Mais en fait si, alors elle ne disait rien.

Elle regardait la journée s’écouler, puis elle rentrait, seule, désespérément seule. Elle enchaînait les actes banals : goûter, devoirs, douche, pyjama. Et puis, dans le court laps de temps précédant le dîner, elle ouvrait la porte close et entrait dans la chambre. Elle se répugnait de faire ça, elle avait l’impression de profaner un sanctuaire. Et elle se haïssait durant un instant d’avoir l’impression d’être l’autre, ou du moins que celle ci ne soit pas loin. Tout raisonnait encore de ses pas, de son rire. Sa présence était partout, mais elle n’était nulle part. Après cela, elle avait une telle nausée d’elle-même, qu’elle en était malade et rendait tous les aliments ingurgités un peu plus tôt. Puis elle pleurait jusqu’à ce qu’il soit temps de manger. Elle mangeait en silence, entendant encore leurs pensées et leurs questions. Ils la regardaient aussi, en se demandant quel statut elle allait occuper pour eux dorénavant. Ils l’avaient aimée comme une part d’un tout. Ils ne savaient pas l’aimer individuellement. C’était ça le problème.

Tout le monde l’avait toujours aimée à deux, maintenant elle n’était plus qu’une et il demeurait toujours cette légère hésitation qu’avaient les gens vis à vis d’elle, de son nouveau rôle. Parce qu’au fond, ils ne la connaissaient qu’à travers l’autre, et vice versa. Et parce que sa peine était si grande, si profonde qu’elle leur faisait peur, qu’ils ne savaient pas comment la gérer ou quoi lui dire pour que cela s’appaise. Alors, ils ne lui disaient rien. Et ils finissaient de l’enfermer dans la solitude, une solitude qu’elle ne voulait pas, qu’elle ne savait pas gérer, pour la simple et bonne raison qu’elle avait été deux pendant pratiquement seize ans. Après le repas, elle montait vite dans sa chambre et se couchait. Elle ne lisait pas, n’allait pas sur l’ordinateur, ne regardait pas la télévision, n’appelait pas d’amis. Elle se couchait, en priant pour que le sommeil vienne vite. Seule la nuit était salvatrice. Car la nuit, elle n’était plus seule. La nuit, sa soeur jumelle, l’autre moitié d’elle même n’était pas morte.

La nuit, elle était deux, et donc elle était tout.

Vous en parlez

  • J’ai du retard dans cette lecture ! J’avais bien remarqué la similitude entre nos deux textes pour le concours 😉
    Je trouve très fort cette solitude dans laquelle tu nous entraînes, dans cet esprit presque sans cesse entouré, et pourtant si seul…
    Beaucoup de questions sans réponse : qu’est-il arrivé ?
    Je te confie que quelques sensations de répétition m’ont un peu dérangée dans l’idée « elle était deux avant »…

  • Oui j’ai beaucoup aimé ton texte. J’aurai voulu savoir moi aussi ce qu’il lui est arrivé mais je manque de courage pour ne serait ce que laisser l’idée effleuré mon esprit. Surement quelque chose de triste et d’imprevisible. Surement une maladie in-détectée qui aurait put être en chacune d’entre elles. Merci d’avoir apprécié mon texte et j’espére avoir réussi a transmettre tout ce que je souhaitais faire passer.

  • Je suis curieux aussi de savoir ce qui est arrivé à la jumelle. Sinon très bon texte très réaliste avec une petite pointe de mystère captivant! =)

  • Bon si tout le monde veut savoir je vais donc laisser mon drôle de cerveau concocter une mort digne de votre intéret. A suivre donc…

  • Je prends enfin le temps de lire ton texte………….la dualite du personage est bien mise en valeur, et ce sentiment de solitude, de ne plus avoir de place, d’etre un peu perdue face au vide a cote d’elle.
    Le fait de ne pas savoir ce qui est arrive a sa soeur ne manque pas au recit je trouve, mais il est certain que si tu avais des ambitions de continuer ce recit ce serait interessant de savoir ce qui se cache derriere ce silence.

Ecrire un mot ?

Vous avez un compte ? Connectez-vous

obligatoire

obligatoire

optionnel