La vie rêvée

4 juin 2012 20 h 49 min

Il lui fallait un prénom qui serait digne de sa beauté. Dès sa naissance, ses parents en étaient certains: leur fille ferait des merveilles. Ils la conduiraient au sommet de la gloire, elle serait l’exemple des petites filles. Celles-ci grandiraient les yeux rivés sur elle, marcheraient au même rythme qu’elle, deviendraient de jeunes filles passionnées, admirant leur muse. Si splendide qu’elle n’éveillerait pas même une petite pointe de jalousie de la part de ses pairs, toutes incapables d’atteindre une telle perfection. Elles se soumettraient à la réalité, tenteraient de ressembler à cette beauté provocante sans jamais y parvenir. Ses parents en étaient fiers avant même de la mettre au monde. Ils l’appelèrent Emma. Ils y retrouvaient le mot « Aimer », qui traduisait parfaitement l’effet que produirait leur fille sur ceux qu’ils se devaient d’appeler vulgairement ses « semblables ».

La lettre « a » pour la douceur, mais aussi car c’est la première lettre du mot « artiste », sa destinée. Elle deviendrait une idole, acclamée par la foule sans qu’elle ne puisse jamais l’effleurer, ni même l’approcher. Emma serait inaccessible, convoitée. Elle bousculerait le quotidien morne des gens sans talent, elle aveuglerait par sa facilité à prendre le pouvoir. Ses parents l’imaginaient comme cela, alors qu’elle n’était pas encore plus haute que trois pommes. Leur conviction envoyait valser un quelconque doute. Emma serait un guide, un modèle. Elle serait talentueuse, passionnée, captivante et troublante. Ses « semblables » ne seraient pas dignes de profiter de sa présence. Elle vivrait à l’écart du monde, protégée dans celui qu’ils auraient construit pour elle. Un monde terne, dans lequel elle serait la seule héroïne. Elle serait une image idéale, se produisant derrière un écran. Préservée de la vie réelle, jugée trop dangereuse et menaçante. Voilà le destin que les parents d’Emma avaient choisi pour elle.

Les robes qu’elle portait petite avaient été créées spécialement pour elle, ses parents ne se refusaient rien. Ils la couvraient de couleur pour qu’elle puisse « faire rayonner la rue ». Les passants s’exclamaient sur son passage, quelle délicieuse petite fille, elle fera battre bien des cœurs. Ses parents leur répondaient par un long silence, et accéléraient le pas. Ils ne souhaitaient pas qu’Emma soit dévisagée par des inconnus, qu’ils soient à quelques pas d’elles et se baissent pour pouvoir l’admirer de plus près. C’est lors d’une de ces promenades qu’ils ont réalisé qu’il fallait la dissimuler, comme une œuvre d’art devant laquelle on ne peut s’extasier que derrière une vitre incassable. Ils étaient ravis d’avoir eu cette idée quand elle était encore très jeune, réaliser cela plus tard aurait eu de fortes conséquences. L’unique personne qui pourrait l’approcher serait une femme respectable et distante choisie sur le volet, qui se chargerait de son épanouissement intellectuel, qui lui ferait la classe. Elle serait tenu au secret, surtout ne devrait rien révéler de ce qui se passait lors de ces heures en compagnie de la petite. Sous peine d’être expulsée hors de son univers, ce qui constituait un immense affront. Les parents d’Emma étaient très fiers, mais prudents. Heureusement, elle était sage. Elle écoutait dignement ses géniteurs, parlait peu et lisait beaucoup. Elle semblait se fondre dans cet univers froid qu’ils créaient pour elle. Leur amour était ancré, réel et passionné, mais ils ne le transmettaient pas. Ils craignaient de l’atteindre avec ce surplus de sentiments, qu’elle découvre leur force, qu’elle les recherche dans les yeux des gens. Il n’en était pas question, ils ne prendraient pas ce risque. Jamais de baisers ni d’étreintes. Surtout, la tenir éloignée de tout cela.

Ils avaient acheté une petite maison tout près de la ville. Pour conserver ses poumons à l’air pur, et savourer une tranquillité désirée. Un immense jardin fleuri entourait la maison protégée. Des murs immenses dissimulaient la propriété. Même si elle l’avait désiré, il aurait été impossible pour Emma de les franchir. Les curieux passaient devant la maison sans jamais la voir, aucun n’était certain de se souvenir à quoi elle ressemblait avant qu’Emma et sa famille ne décident d’y emménager. Les gens savaient seulement que derrière ces murs se dissimulait un véritable trésor qu’il fallait protéger. Emma s’amusait des heures entières dans le jardin, elle traitait les fleurs avec le plus grand soin. Une porte cadenassée était la frontière des deux mondes. Ses parents lui avaient conseillé de ne pas l’approcher. Toujours obéissante, elle s’était désintéressée de cette porte. Son monde vibrait entre ces murs, elle n’imaginait pas qu’il puisse en exister un autre. Elle était alors trop jeune pour s’en douter. Le soleil créait de magnifiques couleurs, ses parents la regardaient courir pieds nus dans l’herbe, virevoltant dans ces jolies robes. Ils songeaient déjà au programme qu’ils allaient lui soumettre. Ses dix ans marqueraient le début de sa carrière. Lorsqu’elle serait enfin présentée à des professionnels. A de nouvelles personnes. Qui devraient créer des rôles adaptés à son talent. Elle ne jouerait pas de personnages, les personnages seraient inventés pour elle. Pour qu’elle puisse briller et provoquer le monde. L’année de ses dix ans était attendue impatiemment par ses parents. Ils trépignaient chaque jour, rêvaient de la magnifique ascension de leur fille. Ils la laissaient évoluer au gré du vent, apprivoiser sa solitude.

Seulement, rien ne se passe jamais tel qu’on l’avait prévu. C’est bien connu.

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