L’homme au bas de l’escalier

9 mars 2014 17 h 02 min

Je suis une étrangère. Cet homme qui m’a mise au monde ne me reconnaît pas.
Je l’ai croisé au bas de l’immeuble ce matin, en allant récupérer le courrier. Il avait le regard vide et les poches trouées. Ses doigts, autrefois si gracieux, en taquinaient nerveusement le bord déchiré.
Il est passé à côté de moi ; je lui ai frôlé l’épaule mais il ne m’a pas reconnu.
Il a franchi la porte et un minuscule papier blanc, froissé, a suivi son ombre.
J’ai volé jusqu’à lui et je me suis tenue bien droite, sous la lumière poussiéreuse du réverbère éclairant notre perron, pendant que lui restait dans le noir. Il s’est arrêté, a fait un signe de la tête et a relevé son col.
Il est parti, sans autres fioritures que le cliquetis du parapluie qu’il avait déployé. Même les gouttes sont restées silencieuses.
Cet homme, père énigmatique, est parti au crépuscule. Il aimait ce moment mystérieux où le soleil pénètre la nuit.

C’est un lundi d’automne, l’esprit embrumé par la sueur de ses émois que ma mère l’a épousé. Et quand le jour s’est levé sur sa mémoire, ça l’a fusillée. Elle non plus ne connaissait rien de lui et déjà, son innocence lui manquait : devenir mère ne faisait pas partie de ses priorités.
Elle voulait être médecin. Toute petite, on le lui avait dit ; un chevalier qui sentait la guimauve l’avait posée sur ses genoux en prononçant ces paroles : cette gamine sauvera le monde avec son sourire d’ange.
Elle se répétait la phrase en boucle, telle une berceuse chuchotée au pied du lit d’un enfant qui a peur de l’orage.
Elle était une déesse aux cheveux d’or. Elle parcourrait le monde et deviendrait immortelle, récompensée pour ses bienfaits ! Oui, elle avait un don. Un don extraordinaire : il lui suffisait de souffler doucement, tout doucement dans le cou des innocents pour les réveiller du coma. Ils descendaient alors de leurs nuages et venaient lui faire l’amour, éternellement reconnaissants.
Elle y avait cru. Pour elle, il changerait. Pour elle, il deviendrait doux.
Elle y croyait, dur comme fer.
Tous les jours, elle lui servait son café.
Tous les jours, elle lui disait qu’elle l’aimait. Elle le lui susurrait à l’oreille, en mordillait le lobe et discrètement, soufflait sur sa nuque en priant.
Et tous les jours, il se renfrognait et s’installait au piano.

Alors j’ai déchiré le petit papier froissé qu’il avait griffonné, pris d’un vague sentiment de culpabilité: « Je te quitte, je ne reviendrai plus. Ne me cherche pas. »
Mon père.
Aujourd’hui encore, elle l’attend.

src/ weheartit.com

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