Concours de la rentrée #Axelle

8 octobre 2012 19 h 10 min

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Ce jour là, à la fin du mois de septembre, en l’espace de 10 minutes, quelque chose a basculé.

Comme tous les jours à cette heure-là j’enseignais. Plus précisément je prenais une pause avec mes étudiants. Ils étaient traditionnellement 7 ou 8 avec moi. Ce n’était pas toujours les mêmes. Certains étaient fidèles à ce rituel, d’autres se tenaient systématiquement à l’écart, me tournant le dos. Je trouvais les premiers sympathiques, les autres immatures. J’étais comme une grande sœur, proche d’eux mais forcément plus responsable. Dans le même temps, je me sentais étrangement complice et trouvais des similitudes entre nos modes de vie. Je me consacrais au travail et aux plaisirs spontanés d’une vie sans enfant. Je sortais beaucoup, voyageais souvent, passais des soirées à papoter avec mes copines, perdais des heures devant la télé ou sur le net. Sans forcément enchaîner les aventures, je profitais de ma liberté auprès des hommes en privilégiant les relations légères. Je m’accrochais à mon indépendance, persuadée que la vie à deux serait le début de ma fin.

Ce jour de septembre aurait pu ne pas être différent des autres. dix minutes de pause dans ma journée. La discussion tournait autour de ces chanteurs qui vivent le temps d’un tube et dont on oublie le nom passé l’été. Et eux fredonnent ; et tous reconnaissent l’air qu’ils pensaient oublié et le reprennent en chœur. Leur enthousiasme m’emporte. J’abandonne ma réserve et chantonne à mon tour un air de ma jeunesse. Et tout d’un coup le silence s’installe. Je m’interromps, perplexe. Pas un ne connaît ma chanson. Ils me dévisagent. « Vous ne reconnaissez pas ? ». Non, ils ne reconnaissent pas. Et pour cause, ils ne l’ont jamais entendu. « C’était à quelle époque madame ? ». « Je ne sais pas, fin des années 70 peut-être». L’un d’eux me regarde gentiment et avoue d’une voix douce « On n’était pas nés à cette époque. C’était nos parents qui devaient écouter ça ».

Leurs parents ? Ceux-là même dont j’entends parler depuis des mois. Ceux qu’ils trouvent si coincés, si engoncés dans leur vie d’adultes, si tristement responsables et qui n’entendent rien à leur vie d’étudiants ? C’est à ces parents-là que je ressemble ?

Choquée je demande leur âge. « Au moins 40, madame ». « 42 et 43 ans». « Mon père a 48 ans ».
« Et vous madame, c’est impoli de vous demander votre âge ?». « Oui c’est impoli ! ». Moi qui ai toujours prôné la franchise, qui n’ai reculé devant aucune de leurs interrogations, qui ai tout évoqué sans tabou, la drogue, l’amour, la sexualité. Voilà que je me refuse à répondre à cette simple question.  « Mais alors, vous devez avoir l’âge de nos parents ». Un fossé se creuse. Je les vois s’éloigner de moi ; ils font un pas en arrière. Étonnamment ceux qui se tenaient loin se rapprochent. Ils viennent assister au spectacle, me voir prendre conscience de ce qu’eux savaient déjà : je ne peux plus jouer le rôle de la grande sœur attentive et compréhensive. Je suis reléguée au rôle du parent, forcément…

L’un d’eux, sans doute conscient de ma faiblesse, m’assène « Et vous avez des enfants, vous ? ». La question est lâchée comme un jugement. Là encore je peine à répondre. Pourtant cela ne m’a jamais mise en difficulté. Non je n’ai pas d’enfant. Un enfant c’est un engagement, des responsabilités, des sacrifices. Un enfant vous fait entrer de force dans un quotidien fait de contraintes et d’habitudes. La perspective d’une telle vie m’ennuie. Je trouve d’ailleurs la plupart des parents qui m’entourent ennuyeux. Entre leur vie et la mienne j’ai facilement fait mon choix et je l’assume.

Pourtant aujourd’hui je feins de ne pas avoir entendu, regarde ma montre et signifie qu’il est l’heure de reprendre le cours. Cette pause a déjà trop duré.

Une fois rentrés dans la salle je leur colle un exercice. Un cas difficile, destiné à éviter tout échange, peut-être même à leur faire payer mon malaise. Il y a dix minutes j’avais de l’affection pour eux ; maintenant je les déteste. Je me regarde dans les vitres de la salle qui me renvoient un vague reflet. A quoi je ressemble avec mon jean, mes boots et mon T-shirt bariolé ? Je vacille. J’ai l’impression de contempler une inconnue. Bien sûr j’identifie ce visage, j’en connais les traits. Mais pour la première fois j’en perçois aussi les usures. Depuis quand ai-je ces rides autour de la bouche, mes cheveux ont-ils toujours été aussi ternes, mes bras si mous, et où est passée ma taille, a-t-elle toujours été aussi large que mes hanches, pourquoi ai-je les épaules aussi basses ? Serait-il possible que moi j’ai courbé l’échine au passage du temps ? Pourtant hier encore j’avais plaisir à habiter ce corps que je trouvais plutôt bien conservé, capable de m’emmener dans de folles soirées, de danser toute une nuit. D’accord, ça fait longtemps que je ne me regarde plus vraiment dans les miroirs, que je travaille le plus souvent de mémoire. Mais les choses ont-elles pu changer à ce point sans que je m’en aperçoive. C’est à cela que je ressemble vraiment ? C’est ainsi que les gens me voient ? Une femme de 42 ans dans des vêtements d’ado. Le stéréotype de celle qui refuse de vieillir. Le type même de femme que je méprisais lorsque j’avais justement encore 20 ans…

Ils ont terminé leur exercice et attendent que je prenne la parole, que j’intervienne, que je fasse cesser ce trouble qui pèse sur eux autant que sur moi. Mais voilà qu’encore une fois je me défile. Je les interroge tour à tour et, pour la première fois, je ne les encourage pas ; je ne relève rien de ce qu’ils ont réussi mais pointe soigneusement chacune de leurs erreurs. Le cours se termine de cette manière, froide et distante, comme ils en ont sans doute l’habitude avec d’autres professeurs, ceux qu’ils avaient pris l’habitude de critiquer devant moi. Ils partent sans un regard.

Je veux rentrer chez moi, m’enfermer, m’isoler. Je ramasse à la hâte mes affaires et me précipite à travers les couloirs jusque dans la rue que je parcours tête baissée jusqu’au tramway. Je ne veux pas voir les gens qui m’entourent. Je refuse ces pensées qui m’assaillent. Combien d’entre eux sont plus jeunes que moi ? 10 % ? 20% ? C’est l’impression que j’avais jusqu’à ce jour. Mais je dois bien  admettre aujourd’hui que la plupart des passagers sont plus jeunes que moi. Que j’appartiens déjà au groupe des vieux. Pas encore de ceux auxquels on laisse sa place mais de ceux auxquels on tourne le dos lorsqu’on a moins de 25 ans et qu’on raconte sa dernière soirée, sa dernière nuit, sa dernière bêtise. Ceux qui forcément ne peuvent pas comprendre et ne savent que juger. Et pour cause, ce jour-là je ne suis capable que de cela. Les juger, les blâmer. Pour leur puérilité, pour leur insouciance, pour leur jeunesse.

J’arrive chez moi, dans cet appartement que je loue depuis 10 ans au cœur du quartier étudiant. Je pose mes affaires et ramasse les coussins qui sont parterre. En temps normal j’ai tendance à m’allonger dessus pour regarder la télé ou lire un roman, un verre posé au sol à portée de main. Ce soir je m’assois sur le canapé et je regarde autour de moi. Où est passée ma vie ? Qu’ai-je fait de ces 20 dernières années ? Que me reste-t-il de ces diners entre amis, de ces soirées à danser, des hommes qui ont partagé mes nuits ? Et comme un coup, j’entrevois la fin de cette histoire, de mon histoire. J’ai vécu plus d’années qu’il ne m’en reste. J’ai dépassé sans le savoir ce cap fondamental, la moitié de ma vie. Le temps se comptera désormais à rebours, m’approchant inexorablement du terme. Et après ? Que vais-je laisser ? Qui se souviendra de moi ? La douleur est trop forte pour pleurer, le vide trop intense. Je reste là, hébétée, à m’entendre penser à quel point j’aimerais avoir un homme auprès de moi, notre enfant dormant dans sa chambre. A quel point ce serait confortable de m’inscrire dans ce quotidien qui, jusqu’à ce matin, me paraissait insupportable.

Je m’allonge, essayant de toutes mes forces de trouver le sommeil, souhaitant désespérément que la nuit gomme ma journée. Peut-être que demain je me réveillerai comme ce matin ? Que tout cela n’est que passager ? Une crise éclair l’espace d’une journée puis tout revient à la normale. Je sais que je me leurre ; je m’accroche à cette pensée d’autant plus fort. Je ne veux pas être cette femme de 42 ans. Je ne veux pas lui ressembler et surtout, je ne veux pas avoir l’avenir que je lui devine. Je veux juste effacer ces dix minutes et tout ce qu’elles ont fait basculer.

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