Noël Eustache

25 novembre 2013 11 h 52 min

̶  Bonjour messieurs ! Avez-vous bien dormi ? lance l’aide-soignante Bénédicte aux deux hommes qui partagent la chambre trois cent quatre.

̶  Mais oui, ma mignonne. Je quitte l’hôpital aujourd’hui. Mon fils vient me chercher tout à l’heure, répond le vieux Raymond, trop heureux de partir après dix jours passés dans le service.

̶  Et vous, monsieur Eustache, comment vous sentez-vous ?  demande-t-elle, après avoir lu le nom du nouveau patient sur son dossier médical. Vous êtes arrivé hier soir, n’est-ce pas ? On va vous apporter votre petit déjeuner, vous avez certainement faim.

Le malade, allongé dans son lit, apparemment plongé dans ses pensées, condescend à pousser un long soupir pour toute réponse.

Bénédicte en a vu d’autres et ne se formalise pas, elle tentera une nouvelle approche plus tard.

En fin de matinée, elle entre à nouveau dans la chambre trois cent quatre pour retirer les draps du lit rendu vacant, après le départ de Raymond.

̶  Vos parents vous ont donné le prénom de Noël. Je vois sur votre fiche que vous êtes né un vingt cinq décembre, c’est un bien joli cadeau, remarque Bénédicte tout en s’activant à ses occupations.

̶  Vous croyez que c’est un cadeau ? Je porte ce prénom car j’ai été abandonné à ma naissance dans l’église Saint Eustache, le soir de Noël, il y a soixante quatre ans. C’est le curé qui m’a trouvé, répond le brave homme, d’une voix indifférente.

̶  Et bien, malgré tout, vous avez un très joli prénom, ajoute l’aide-soignante avec bienveillance.

̶  Où sont toutes mes affaires ? S’inquiète-t-il.

̶  On a tout rangé dans le placard qui se trouve à côté de votre lit, vos vêtements, une grosse boîte en bois et un chevalet. C’est le service social qui vous a conduit ici. Quelqu’un vous a trouvé sur un banc, vous étiez mal en point et fiévreux. Les médecins vont vous remettre sur pieds, vous allez voir. On a cherché à contacter votre famille mais nous n’avons trouvé aucune information dans vos papiers. Pouvez-vous me donner le nom d’un proche à prévenir Monsieur Eustache ? demande la jeune femme.

̶  Non, je n’ai pas de proches, il n’y a personne à prévenir.

̶  Je reviendrai vous rendre une petite visite après le déjeuner. Bonne matinée. Le docteur va bientôt passer, reposez-vous et prenez bien votre traitement.

La matinée enfin terminée, la jeune aide-soignante prend son repas rapidement dans la cuisine du service. Elle s’empresse ensuite de préparer deux cafés et s’éclipse vers la chambre du nouvel arrivé.

̶  Je vous ai apporté un café Monsieur Eustache, comme ça on pourra le boire ensemble, annonce Bénédicte en pénétrant dans la pièce avec deux tasses fumantes.

̶  Il ne fallait pas vous donner tout ce mal, réplique-t-il avant de s’adosser contre la tête du lit, un léger sourire de contentement aux lèvres.

̶ Vous avez, dans votre armoire, tout l’attirail d’un peintre, c’est votre métier ?, racontez-moi, Monsieur Eustache, pendant que nous buvons tranquillement notre café.

̶  Pourquoi voulez-vous que vous je raconte ma vie ? Ca ne vous intéressera pas, elle n’est pas passionnante.

̶  Je suis certaine que si, bien au contraire, insiste Bénédicte en s’asseyant sur la chaise, à côté du lit.

̶  Dans ce cas…La peinture et les voyages sont toute mon existence voyez-vous. Je suis né libre de toute attache alors j’ai vécu comme ça, libre. J’ai appris les secrets de cet art dans un atelier de peintres. Dès mes quatorze ans, l’orphelinat m’y avait envoyé pour gagner un peu d’argent. Les artistes me surnommaient l’arpette. J’étais dans l’atelier de sept heures du matin à neuf heures du soir. Je nettoyais, préparais le matériel, il y avait toujours quelque chose à faire. J’y suis resté jusqu’à ma majorité. A chaque fois, j’étais émerveillé par la magie de l’image lorsqu’une œuvre était terminée alors, j’ai appris en regardant les maîtres, sans qu’ils s’en doutent.

J’observais leurs gestes, leurs techniques, comment ils préparaient la toile, lorsqu’ils choisissaient les pinceaux, quand ils rectifiaient leurs erreurs, pendant qu’ils mettaient en valeur certains détails pour donner à leur création tout son éclat final. J’aimais aussi l’amalgame des odeurs qui flottaient dans l’air, l’odeur des peintures, des vernis, des vieux chiffons, du parquet en bois. Cet atelier était le seul endroit au monde où je me sentais bien, chez moi.

En quittant ce lieu de ma jeunesse, j’ai emporté non seulement l’équipement qu’il me fallait pour peindre mais surtout les odeurs, les couleurs, le toucher. J’emportais avec moi tout ce qui faisait ma vie, tout ce qui était ma vie et je suis parti sur les routes, chargé comme un âne mais heureux.

̶  Bénédicte, tu es encore là ! Ton service est pourtant fini, s’exclame une collègue, en entrant soudainement dans la chambre.

̶ Oh ! Il est presque quinze heures, je n’ai pas vu passer le temps. Monsieur Eustache, promettez-moi de continuer votre histoire demain.

̶  Si ça peut vous faire plaisir, à demain, lui répond-il avant de se rallonger dans le lit.

Le lendemain, Bénédicte commence tôt le matin et retrouve avec plaisir son patient favori, attablé devant son petit déjeuner.

̶  Bonjour Monsieur Eustache ! Comment allez-vous aujourd’hui ? Je constate que vous avez retrouvé un bon appétit.

̶  Plutôt bien, merci, lâche-il en savourant ses tartines de beurre largement recou-vertes de confiture de fraises.

̶  A tout à l’heure, je viendrai vous voir pendant ma pause matinale.

Et, en effet, aussitôt l’heure de la pause arrivée, Bénédicte, touchée par cet homme solitaire, aussi attachant qu’énigmatique le rejoint à nouveau.

̶  Monsieur Eustache, je suis de retour, je peux passer un moment auprès de vous. Bravo ! Vous êtes sorti de votre lit, vous êtes certainement mieux installé dans ce fauteuil n’est-ce pas ? S’exclame-t-elle joyeusement tout en tirant un siège vers lui, afin d’écouter la suite de son récit.

̶  Où en étais-je ? Oui, c’est ça. Je partais sur la route, chargé de tout mon matériel, bien décidé à réaliser des tableaux et à réussir la vie que je me choisissais.

J’ai commencé par mon pays, la France. Moi qui ne connaissais que l’orphelinat et l’atelier des peintres, j’allais sur les chemins au gré de mes envies et je découvrais des paysages magnifiques. J’étais jeune et je me suis rapidement habitué à faire tous les trajets à pieds. J’ai aimé peindre les ciels lourds de nuages gris du nord, les tempêtes d’équinoxe, les bateaux au loin chahutés par les grosses vagues, les falaises vertigineuses. J’ai peint aussi plusieurs châteaux, les montagnes du Jura, des Alpes, des Pyrénées. La campagne et les forêts offrent des panoramas époustouflants ainsi que les régions ensoleillées, plus au sud. La luminosité y est tellement vive que les couleurs en sont valorisées.

̶  Où sont tous vos tableaux ? demande Bénédicte.

̶  Ils sont vendus bien sûr. A chaque fois, j’ai mis toute mon inspiration et mon âme dans mes toiles. Lorsqu’elles étaient terminées, je les signais de mon nom d’artiste Sam. J’exposais sur les marchés, sur les foires et l’argent que je gagnais me permettait de manger, de trouver un coin pour dormir. Quelquefois, des acquéreurs m’invitaient pour un repas, me proposaient un endroit pour passer la nuit.

̶  Vous avez dû vous faire beaucoup d’amis…

̶  Bénédicte, tu es donc ici ! je t’ai cherchée partout ! Tu viens avec moi faire les soins de toilette aux patients alités, lui intime une infirmière qui s’est engouffrée dans la pièce, un peu agacée par ce contretemps.

̶  A tout à l’heure pour la suite Monsieur Eustache, lui assure l’aide soignante avant de le quitter.

Bénédicte, qui assume ses fonctions avec le plus grand sérieux, s’assure que tout son travail soit bien accompli avant de troquer ses vêtements de travail pour sa tenue de ville, coquette et moderne. C’est avec joie et une certaine impatience qu’elle se rend auprès du peintre, devenu conteur, pour son plus grand plaisir.

̶  Coucou ! ma journée de travail est terminée. Je vous ai préparé une tisane. Surtout, ne croyez pas que je fasse preuve d’un excès de curiosité, votre vie est si originale que j’aimerais en connaître la suite. Vous êtes-vous fait beaucoup d’amis au cours de vos déplacements ?

̶  En fait, pas des amis, juste des connaissances. Je ne suis pas très liant vous savez. La peinture est ma seule passion, mon centre d’intérêt. Elle m’a entraîné sur les plus beaux chemins de France et d’Italie. Il faut que je vous dise qu’après avoir parcouru la France de long en large, j’ai passé dix huit ans en Italie qui est, pour moi, le pays des plus grands artistes peintres. Mes modestes tableaux sont accrochés dans les intérieurs des maisons de la Lombardie à la Calabre.

̶  Vous m’avez dit ne pas avoir de proches, ne vous êtes-vous pas marié ? Vous avez dû rencontrer de jolies femmes au cours de vos voyages et je suis certaine que vous étiez un très beau jeune homme, insiste Bénédicte.

̶  Bien sûr, j’ai croisé de belles femmes et ne suis pas resté insensible à leurs charmes mais j’ai toujours préféré préserver mon indépendance. Vous êtes au courant, maintenant, que mon existence s’organise autour de longs périples, de découvertes et de créations. C’est mon destin et je ne peux imposer ce choix à quiconque.

Bénédicte, subitement silencieuse, imagine très bien cet homme parcourant les différentes contrées, à la recherche des meilleurs points de vue à immortaliser de son art. Elle est presque émerveillée par ces épisodes de vie gorgés d’aventures, affranchis de toute contrainte mais elle ressent aussi de la peine pour la solitude qui lui tient lieu de compagne.

̶  Monsieur Eustache, c’est gentil d’avoir eu la patience de me raconter les épisodes de votre existence, j’ai beaucoup apprécié. Je suis en repos pendant les deux pro-chains jours et serai très heureuse de vous revoir à mon retour.

̶  J’aspire à reprendre bientôt ma chère vie de bohème. Je me sens déjà beaucoup mieux et n’ai vraiment pas l’habitude de rester entre quatre murs très longtemps. Je crois que je n’aime pas ça du tout, avoue Noël Eustache.

̶  Au revoir Monsieur Eustache, ajoute-t-elle avant de sortir de la chambre, à regret.

Comme prévu, Bénédicte reprend ses fonctions le matin du troisième jour et s’empresse d’aller dans la chambre trois cent quatre, chargée d’un petit sac de croissants encore tièdes. Mais, quelle déception, le lit est vide, les draps ont été changés et sont bordés. Elle se dirige alors vers le bureau des infirmières et demande des nouvelles de Monsieur Eustache. On lui répond qu’il a quitté l’hôpital la veille, car son état de santé le permettait.

– Il n’a rien laissé pour moi ? Interroge tristement l’aide-soignante.

– Si, il nous a bien recommandé de te remettre ce paquet.

Bénédicte s’empresse d’ôter l’emballage en papier journal et découvre une ravissante petite toile sur laquelle figure la partie d’un paysage qui ne lui est pas inconnu.

Elle retourne dans la chambre trois cent quatre, va devant la fenêtre qui surplombe le parking, un rond-point et le square avec ses marronniers en fleurs. Tout a été fixé sur le tableau d’un geste sûr, précis et délicat en même temps.

Bénédicte ferme alors les yeux quelques secondes pour mieux ancrer dans sa mémoire les précieux et trop courts instants passés auprès de cet extraordinaire grand voyageur.

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