Les bannis

16 décembre 2012 14 h 54 min

J’approche.

A présent, je suis à côté de Lui, son visage est brouillé mais il est là, je le sens. Il m’étreint, ses mains larges me compressent légèrement au dessus des hanches. Il me regarde mais je ne le voie toujours pas. J’entends sa bouche s’ouvrir, le bruit de la salive qui se détache des lèvres. Il attends. Il m’attends, moi qui ne sait pas à qui je fais face. Mais j’ai confiance. Rassuré, je bascule ma tête sur le côté. Nos nez se frôlent puis se touchent. Nos lèvres se joignent et nos langues s’enlacent, s’étreignent comme nos corps qui ne font plus qu’un.

Je me rapproche encore un peu plus. Je sens une goutte de sueur glisser sur sur mon ventre nu. Ma respiration s’accélère. La goutte esquive les poils hérissés sous mon nombril puis s’aventure vers le commencement.

L’Inconnu glisse une main sous ma ceinture. Cet Inconnu qui désormais me connait un peu plus. Cette main qui désormais s’est emprisonnée pour mieux briser mon intimité, pour mieux me découvrir, m’apprivoiser. Son autre main déboutonne la braguette de mon jean, déverrouille la cellule de tissu qui me retient. J’entends son bracelet métallique qui entoure son poignet cliqueter. Il me regarde maintenant, cet homme sans visage. Je le vois ravaler sa salive, sa pomme d’Adam remonte tendrement vers le haut de sa gorge. Il retire lentement ses vêtements, je retire les miens. Nous sommes nus à présent. Deux êtres uniques qui ne se voient pas.

Ma paume compresse l’objet de ce spectacle et poursuit son jeu de chef d’orchestre. Je ressens dans tous mes membres les palpitations de ce cœur qui tambourine de plus en plus vite, de plus en plus fort. Une force m’envahit soudain, une force qui me détache de ce monde, qui rend ce geste et cette rencontre atemporels. Je suis nulle part et partout à la fois.

Nous nous embrassons de nouveau. L’index de l’Homme me caresse délicatement l’échine puis s’arrête. Sa main s’ouvre et se pose au creux de mes reins, prête à me guider. Je me laisse tomber en arrière, sur le lit. Tout n’est plus qu’écoute. Lui se dresse face à moi qui suis allongé. Moi qui attends, qui espère, qui prévoit. Mes bras forment un arc de cercle derrière ma tête. L’Homme s’appuie sur mes genoux. La plaque reliée à son bracelet se balance d’avant en arrière et se cogne contre ma peau. Je sens sa froideur éphémère à chaque impact. L’Homme bascule lui aussi d’avant en arrière. Ses coups de reins m’imprègnent de sa chair. Une onde de choc balaie alors chacun de mes muscles. Je ne suis plus qu’électricité…

Je m’entends alors gémir. Ma main se crispe. Mon corps se contracte. Le plaisir qui m’avait envahi m’avale alors tout entier et déverse ses graines sur ma peau luisante de sueur.

Retour à la réalité.

Je me tourne vers le réveil : 7h12. Il serait peut-être temps que je me lève. J’attrape un mouchoir et je m’essuie le pénis et le bas du ventre avec.

Direction la salle de bains. En me brossant les dents, j’observe mon reflet dans la glace. Toujours le même, tous les matins. Celui d’un mec épuisé. Épuisé d’espérer et de ne faire que ça. Ce fantasme, cet Inconnu qui le ronge petit à petit. Pourtant, encore aujourd’hui, tout me semblait si réel. Sa présence, son odeur…

Il était presque devenu mon compagnon d’infortune. Celui dont j’ai besoin quand je ne vais pas bien. Et comme je ne vais jamais bien… Et comme Il est toujours là…

Je prends ma douche et m’habille. Le petit déjeuner avalé, je me dirige vers la porte quand la sonnerie retentit.

J’ouvre la porte. Sous mes yeux, deux gros sacs à dos descendent l’escalier en courant. Tellement gros qu’ils cachent les enfants qui les portent. Un semble d’ailleurs légèrement vaciller sous la charge si bien qu’il manque de renverser Marguerite, ma voisine.

« Et bien, jeune homme, l’Himalaya c’est pas pour aujourd’hui… » s’exclame t-elle.

_ Excusez moi Madame, lui réponds le petit alpiniste en baissant la tête.

Et il se remet à courir.

Je souris.

Le temps de rentrer dans mon appartement et de prendre ma sacoche, Marguerite est arrivé au 3ème étage. Le temps de fermer la porte à clef, Marguerite est à ma hauteur. Je l’entends toussoter derrière moi. Je me retourne. Elle s’approche alors de moi, sa canne toquant la moquette à chacun de ses pas, et me murmure :

-La prochaine fois, pense à éloigner le lit du mur. J’entends encore très bien pour mon âge, tu sais.

Et m’adresse un clin d’œil.

-Bonne journée Marguerite…

-Toi aussi mon garçon.

Ça n’était donc pas passé inaperçu. C’était il y a deux jours, plan d’un soir après une intense soirée en boite. Un gars sympa et généreux. Rien d’autre à rajouter. Rien qui me permet de répondre aux sms qu’il m’a envoyé depuis. Car il n’est rien comparé à Lui… Personne ne le sera.

Je sors de l’immeuble. En retard comme à mon habitude, j’allais rater le prochain bus. Détaché comme d’habitude, je saluerais rapidement mes amis pour finalement aller m’asseoir seul à une table. Ensuite je retournerais manger chez moi, devant un nouvel épisode d’une série. Et comme d’habitude, ma journée s’achèvera par une nouvelle après-midi de cours. La routine…

Rien ne me laissait douter que mon schéma quotidien allait être brisé par un enchaînement d’évènements imprévus.

Ça commença par un baiser, un baiser avec le bitume vers 18h15. Après m’être écroulé à cause d’une simple plaque d’égout, le visage en sang à cause d’une simple blessure à l’arcade sourcilière, un ami m’obligea à aller à l’infirmerie de la faculté. Par chance, le médecin était là et referma la plaie avec deux points de suture.

L’ami qui m’avait accompagné ne me raccompagna pas. Il n’était d’ailleurs pas resté à l’infirmerie avec moi. Une course à faire, parait-il.

Je pris le bus pour rentrer. A mon arrêt, je vis trois hommes sur le trottoir, chacun avec une petite étiquette blanche arborant leur costume noir : les contrôleurs. Quand les portes du bus s’ouvrirent à leur hauteur, je reçu un coup de sac. Une jeune fille descendit précipitamment et échappa de justesse à ceux qui allaient lui coller une amende. Je la vois alors courir à pleine vitesse comme si sa vie en dépendait. Elle parait paniquée. Tout ça pour un ticket de transport, ça paraît légèrement disproportionné. Elle se précipite alors vers la foule qui traverse la chaussée de la gare urbaine et disparait à un coin de rue.

Moi, en règle, je présente mon titre de transport que le contrôleur valide machinalement. Je prends le chemin de mon appartement, la même rue qu’a emprunté la fille avant de se volatiser. Arrivé à l’intersection, je ressens une vibration dans la poche de mon blouson de cuir. Quelqu’un m’appelle.

Je reconnais les derniers chiffres du numéro qu’affiche l’écran : 0503… C’est le plan d’il y a deux jours. Monsieur « je tape si fort que je réveille les voisins ». Il est collant celui-là. En ne répondant pas à ses sms, je pensais qu’il avait compris le message. Et bien non, monsieur s’acharne. Je glisse mon portable dans ma sacoche au cas où il persiste. Je remarque alors que le lacet de ma chaussure droite est défait. Je m’accroupis au milieu du trottoir et commence à dessiner les nœuds. J’entends le passant derrière moi râler de mon arrêt soudain. Je lève la tête pour voir à quoi ressemble ce type de personne, ce type de personne qui s’attache à ce genre de futilités. Et c’est à ce moment là que je la remarque. Son éclat familier me tape dans l’œil. Une plaque de métal repose sur le pavé au milieu de la route et pas n’importe laquelle.

Sans réfléchir, je me met à courir vers elle et la ramasse.

Ainsi débuta un bref chaos. De multiples klaxons suivirent le freinage brutale de la voiture qui me vit débouler subitement sur la chaussée. Le conducteur me cria dessus en levant le poing. Certains passants s’approchèrent de moi pour m’aider à me relever. Je parais peut-être en état de choc. Ce qu’ils ne savent pas c’est que l’origine de ma stupeur n’est que le bracelet que je tiens au creux de ma main. A présent, je suis sûr : il appartient bien à l’Homme.

Je me lève, quelques personnes me soutiennent. Certains essaient vainement de me parler, mais je ne comprends pas ce qu’ils disent. La seule pensée qui m’habite est de savoir qu’Il existe réellement.

Mais après tout, je l’avais toujours su.

Je me met alors à courir. Les gens s’écartent sur mon passage. Ils ont peut-être compris. Les talons de mes chaussures frappent le pavé. Ce bruit m’encourage, rythme ma course et me fait jouir intérieurement. Un frisson parcourt mon corps entier. Je me sens libéré.

Arrivé devant mon immeuble, je tape le code à toute vitesse et j’ouvre violemment la porte d’entrée. Elle me semble si légère ce soir. Je grimpe les marches quatre par quatre. Je ne croise personne. Tant mieux. Je veux encore rester un peu seul à seul avec ce que je ressens en ce moment. Je suis heureux.

Je claque la porte de mon appartement et m’installe sur le canapé.

Ce n’est qu’à ce moment, que je remarque que ma main est recouverte de sang. J’avais tellement eu peur de la perdre que j’avais serré la plaque de toutes mes forces. Une fine ligne écarlate traverse ma paume. Mais ce n’est pas le plus urgent…

J’essuie la plaque avec ma manche et remarque que quelque chose y est écrit :

« Marc Rillet »

C’est donc comme ça qu’Il s’appelle, Celui qui occupe mes pensées depuis plusieurs années. Marc…

J’allume mon ordinateur portable et je tape ce nom dans l’annuaire d’internet. Le petit sablier m’indique qu’il faut que je patiente quelques secondes. Le moment fatidique approche…

« Rillet Marc

3 rue Colombine »

Mais… je connais cette rue. Je vérifie mon hypothèse sur la carte. La carte confirme mon hypothèse. L’Homme habite à deux pas de chez moi. Je ferme mon ordinateur, j’enfile mon manteau et je glisse la plaque dans une des poches. Je ne réfléchis pas, je ne réfléchis plus : j’agis sans m’en rendre compte. La seule envie de le rencontrer me contrôle et me pousse à aller à cette adresse le plus rapidement possible. Un réflexe peut-être. J’ai tellement attendu ce moment que maintenant que l’occasion folle de rencontrer mon fantasme se présente… Je dois me dépêcher. Je sors de mon appartement, dévale l’escalier. Je m’appuie sur la rambarde pour sauter plusieurs marches à la fois. Je dois paraître fou… c’est ce que m’a laissé penser le regard stupéfié d’un des petits gars du quatrième et de sa mère alors qu’elle le ramenait de son sport hebdomadaire. Ils restèrent plantés devant la porte du hall, lui la bouche ouverte, elle la main tenant toujours l’un des battements de la porte d’entrée. Je la franchis et laisse échapper un rapide « Merci » avant de sortir.

Dehors, il n’y a plus grand monde. Les gens rentrent chez eux. Moi je vais voir son chez-Lui… notre futur chez-nous peut-être. Les lampadaires éclairent la surface nue du pavé. Un chien aboie au coin de la rue. Un sac en plastique flotte et se laisse balancer par le vent qui souffle de plus en plus fort. Une jeune femme secoue un tapis à la fenêtre d’un appartement surplombant le trottoir. Son geste paraît méthodique, elle est complètement indifférente à ce qui l’entoure. La seule chose qui semble compter pour elle est que ce tapis soit débarrassé de toute sa poussière. J’entends quelqu’un rigoler : un homme sur le trottoir d’en face, le téléphone contre l’oreille. Je le vois découvrir ses dents, son sourire qui se maintient même après qu’il ait raccroché. Je continue de regarder autour de moi, mes pas s’accélèrent. J’essaie de mémoriser le moindre élément de ce paysage qui défile face à moi, qui va de plus en plus vite. Je souhaite m’imprégner de ce monde, ce monde qui me fera rappeler à quel point j’étais heureux à ce moment, maintenant. Je veux que les gens soient témoins de ma joie, de mon avenir radieux qui se profile. Peut-être même j’irais le raconter à la secoueuse de tapis. Elle en aura peut-être rien à faire mais tant pis, tant que moi j’y trouve du plaisir.

J’entends des vibrations dans ma sacoche… Encore lui…

Je suis arrivé à destination.

Une plaque de métal gravée d’un large 3 décore le mur de pierre d’un immeuble de plusieurs étages.

Je vois alors quelqu’un descendre l’escalier derrière la porte vitrée. Tout semble concorder, tout semble vouloir aller dans le sens de notre rencontre : je suis encouragé. La personne me tient la porte alors que je passe tout sourire. Dans le hall, les murs disparaissent sous le nombre de boites aux lettres qui y sont accrochées. Certaines sont bourrées de publicité, d’autres étrangement vides. Je me demande d’ailleurs pourquoi certaines le sont et d’autres non. Les gens qui distribuent les dépliants ont peut être des critères. Homme, femme… Le nombre de voyelles dans le nom de famille… Toi je te vois bien te taper 2 litres de papiers dans ta poubelle par contre toi, non. Ces pensées farfelues me traversent l’esprit alors que je parcours du regard et du doigt les différentes étiquettes.

« Marc Rillet 06-09» : pas de publicité. Il n’a pas du plaire à la personne qui distribuait les dépliants. Ou peut-être a t-Il simplement récupéré son courrier en rentrant chez Lui. Ça y est, la raison me revient tout comme cette sensation qui commence à m’envahir.

J’ai peur. Cette sensation me prend de court, comme si elle avait attendu tout ce temps, pour finalement frapper à l’instant fatidique. Je commence à avoir chaud, le col de mon pull qui m’apaisait de sa douceur commence à m’irriter, à me gratter.

J’étouffe. Je vais un peu dehors pour me soulager, en prenant soin de garder la porte ouverte. J’expire lentement par la bouche, j’essaie de contrôler ma respiration. Je me concentre. Je réfléchis à ce que je vais bien pouvoir lui raconter…

Et si Lui aussi Il me reconnaissait… Et si alors que j’ouvre la porte, Il soit surpris de me voir, puis me sourit et m’enlace en me chuchotant qu’Il m’a attendu si longtemps… Possible…

Je m’enferme dans l’immeuble et claque la porte derrière moi. C’est décidé, ça sert à rien de poireauter là plus longtemps.

J’appuie sur le bouton d’appel de l’ascenseur. C’est mieux l’ascenseur. L’escalier, ça risque de me faire changer d’avis… Alors que l’ascenseur, une fois que t’y es, tu ne peux plus en sortir. Tu restes immobile, face aux deux portes, à patienter pendant quelques secondes. Les portes s’ouvrent, tu sors et hop, t’es arrivé. Alors que l’escalier, chaque marche peut se révéler être une torture. L’effort qui t’oblige à lever un par un chacun de tes pieds se retrouve décuplé, tu es maitre de ton destin.

Moi je préfère subir.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent, personne n’est à l’intérieur. Une glace recouvre le fond de la cabine. J’entre, j’appuie sur le bouton 6 et je me regarde. La déception se lit sur mon visage déconfit… J’ai l’air d’avoir couru un marathon… Bon, c’est pas totalement faux à vrai dire. Mes mèches de cheveux semblent être en plein combat de catch. Mes joues rouges font ressortir mes tâches de rousseur sur mon nez. Ma chemise sort de mon pantalon…

Une dizaine de secondes pour remettre tout ça en place. Je passe rapidement mes mains dans les cheveux, puis je les pose sur mes joues histoire de me rafraichir. Je glisse ma chemise sous la ceinture et je remet le col en place.

C’est mieux.

Les portes s’ouvrent. Je ne ressens plus rien. Je continue d’avancer sur cette moquette rouge vive. Je me laisse glisser par ce courant écarlate sans résistance. Ne pas se retourner ni s’arrêter. Ma tête virevolte de droite à gauche. « La porte 9 se trouve au fond, derrière la numéro 7, face à la numéro 8. » Cette phrase qui tourne dans ma tête ne m’empêche pas de jeter un coup d’œil sur chaque porte, au cas où cet immeuble ne réponde pas aux codes habituels. Mon sens de la logique s’est évaporé. Je ne compte plus que les secondes qui me séparent de cette rencontre.

Le chiffre 9 surplombe la cinquième porte à droite. Il me toise de toute sa hauteur avec sa tête en balancier comme un homme réprimandant un enfant.

Je sonne.

Et je regrette mon geste aussitôt.

Je ne sais pas quoi dire.

Je ne vais pas savoir quoi dire.

Je vais rester planter là.

J’ai envie de pisser.

Je peux encore fuir.

Je peux me précipiter vers l’ascenseur.

Ou me cacher derrière la plante verte.

Ou me…

J’entends des pas derrière la porte. Le bruit des clés épousant la serrure et la brisant dans un fracassement atroce.

J’ai envie de fermer les yeux, ne pas être témoin de cette catastrophe. Mais je n’y arrive pas, je suis tétanisé.

La porte s’ouvre.

Je laisse échapper un petit cri de surprise.

Une fille se tient dans l’encadrement. La fille du bus. Celle qui avait échappé aux contrôleurs. Elle, par contre, semble être prise au dépourvu. Elle reste immobile quelques secondes puis me claque la porte au nez, sans un mot.

Je reste sur le cul. C’était encore pire que ce que j’avais imaginé.

J’entends à présent des petits pas précipités derrière la porte puis un long silence.

La porte se ré-ouvre.

La fille de nouveau. Mais ce n’est plus la même : elle paraît comme transformée. Son visage n’exprime plus aucune surprise. Au contraire, elle me porte un regard étrange, qui se force à être froid.

_Vous êtes qui?

Elle paraît perturbée. Quelque chose semble la gêner chez moi. Je me dis que peut-être ça la fait chier que je vienne l’emmerder avec des choses dont elle en a strictement rien à faire. Elle souhaite sûrement en finir au plus vite.

Je déglutis pour mieux débuter ma réponse et j’essaie d’être poli.

_Excusez-moi, je suis bien chez Monsieur Rillet?

_C’est exact.

Mon infime espoir s’envole.

Mon visage se ferme. Il ne vit donc pas seul… Pourquoi est-Il avec elle? C’est sa copine? Ce n’est pas possible, ça n’était pas ça qui était prévu.

Elle semble sous le choc.

_Qu’est-ce que tu… qu’est-ce que vous lui voulez? S’écrit-elle.

Je rêve ou elle a essayé de me tutoyer, cette petite vandale avec son air hautain. J’ai payé mon ticket de transport, MOI. Salope!

_J’ai trouvé une plaque à son nom pas loin d’ici.

Mon ton est distant. Je suis vidé, anéanti par le fait d’avoir appris que ce que j’ai accompli jusque là n’a servit à rien. Mes jambes tremblent sous le poids de la honte. Je baisse la tête.

La grognasse se met alors à éclater de rire. Un rire faux, presque forcé.

J’ai envie de lui casser les dents.

Elle ouvre alors la porte en grand en me faisant signe d’entrer.

Je me laisse guider. Me retenir de ne pas lui gueuler dessus accapare entièrement mon être, je n’ai plus de force pour le reste.

Elle me débarrasse de ma veste et me propose de m’asseoir sur le canapé du salon. Tout ça bien sûr, en jacassant sur le pourquoi du comment elle avait perdu la plaque, du comment elle était en colère, du comment elle a passé des heures a inspecté les rues et à finalement rentrer bredouille et du comment elle était plus énervée que jamais lorsque que quelqu’un se mit à sonner à la porte.

J’ai les yeux braqués sur la table basse. Sobre, élégante, quatre pieds en acier sculpté soutenant un plateau de verre. La télécommande et un paquet de chips ouvert sont dessus. Elle a du se gaver pour atténuer sa peine et sa peur d’annoncer la nouvelle à … à qui d’ailleurs? Je ne connais même pas le visage de l’Homme.

Je lève la tête. Sur un meuble sous la télé, j’aperçois un cadre. J’arrive à distinguer deux visages. De la même façon que lorsque je pensais à Lui, ils se résument à de simples masques portant de légers contrastes. Un visage derrière un film plastique. Un visage fantomatique…

Mais je n’ose pas me lever pour connaître les détails. Je souhaite en rester là, me conforter dans ce qui jusque là ne m’a pas totalement amoché. Je ne veux pas finir en milles morceaux.

J’entends la connasse se diriger vers la cuisine communicante et ouvrir différents placards. Sans aucune discrétion, elle laisse claquer les portes. Ce qu’elle m’agace…

_Tu veux quoi?

_Euh… de l’eau. Merci.

Putain, dis pas merci, espèce de crétin. Tu lui demandes de verser de l’eau du robinet dans un pauvre verre qu’elle s’est, ça se trouve, même pas donnée la peine de laver. Et elle croyait quoi d’ailleurs? Que j’allais lui demander de l’apéro. Je viens d’apprendre que la seule chose, que la seule conviction qui me permettait de me lever encore le matin n’était qu’illusion : pourquoi ne pas fêter ça?Champagne!

Je la vois pointer son gros pif . Elle s’installe sur le canapé à côté de moi, croise les jambes et me tend un verre en souriant. Je remarque que sa main tremble. Alors que j’attrape mon verre, elle s’écrit :

_ Oh mais tu es blessé!

Devant mon expression perplexe, elle réitère son exclamation.

_Ta main!

Elle marque une pause et s’élance dans le couloir.

_Je vais chercher ce qu’il faut.

Mais dites moi, cette petite salope est pleine de ressources : serveuse, infirmière… Qu’est-ce que cette fille si attentionnée va encore me révéler sur sa personne?

Elle revient et procède alors au nettoyage de la plaie. Puis de façon méthodique et appliquée, elle enroule ma main dans des bandages.

Bizarrement, elle ne pose pas de questions. Elle procède au pansement sans dire un mot, sans m’adresser le moindre regard.

Elle s’apprête à ranger les différents accessoires de soin dans une trousse quand on entend la porte d’entrée s’ouvrir.

Au même moment, surprise par ce bruit soudain, elle ferme d’un coup sec la trousse des premiers secours et se coince un doigt.

Mais rien ne s’échappe de sa bouche. Pas le moindre cri. Son visage s’est à nouveau transformé comme lorsqu’elle avait ré-ouvert la porte. A présent, elle paraît impassible, détachée.

Elle se lève, suce son doigt meurtri et s’approche de la porte d’entrée.

Je l’entends le saluer.

Je ne l’entends pas l’embrasser.

Je le vois Lui.

Je vois son teint pâle, ses lèvres fines, ses cheveux bruns et courts bordant son visage longiligne qui lui-même est creusé de quelques rides au coin de ses yeux d’un vert profond.

Il semble fatigué, harassé…

Il est beau.

Il semble froid.

Il est très beau.

Son regard m’hypnotise tellement que je ne fais pas attention au fait qu’Il puisse me voir en train de le dévisager.

Ils restent à la porte une petite minute. Je la vois lui pendre son manteau et son écharpe à la penderie. Je la vois le débarrasser de ses affaires. Pas le moindre contact, pas le moindre remerciement. Comme à l’usine, les mouvements de la fille sont calculés, pour le bon déroulement de sa routine quotidienne.

Lui n’apparait pas intéressé par ce qu’elle lui raconte. Il s’en fiche même complètement.

Ils entrent dans le salon.

Moi je reste abasourdi par la vision de l’être de mes fantasmes.

C’est alors qu’Il commence à me parler.

J’entends sa voix me remercier.

Je m’entends alors balbutier comme un abruti en lui répondant que ce n’est rien.

La fille reste à l’écart, les mains liées contre son ventre, elle regarde le tapis qui recouvre le parquet du salon.

Je ne remarque aucun signe qui me laisserait penser qu’Il m’ait reconnu, qu’Il m’ait lui aussi imaginé l’accompagner lorsqu’Il en avait besoin.

Non, rien.

La fille regarde ses pieds à présent. Ses cheveux blonds recouvrent ses épaules. Sa frange recouvre son front. Je ne la vois plus. Elle se cache, se replie… Pourquoi?

Je continue de l’observer alors que l’Homme utilise les formules d’usage et de politesse signifiant qu’il serait peut-être temps que je m’en aille.

Elle le sent que je l’observe. Elle paraît gênée. Lui aussi remarque que j’observe sa copine : Il accélère son débit de paroles. Il veut que je dégage, c’est clair.

Il y a quelque chose qui cloche…

C’est là que je les ai vu : les marques sur les poignets de la fille.

Elle comprends et tire sur ses manches d’un coup sec.

Cela ne passe pas inaperçu. Son copain commence à s’énerver. Il m’attrape par l’épaule et me pousse vers la porte.

Cela se passe trop vite, je n’ai pas le temps de réfléchir. Mais je dois agir. Pour le bien de cette fille, je dois empêcher que quelque chose de grave arrive. Quelque chose cloche, je le sais. Mais quoi?

Une seule solution pour le savoir.

_ Je te connais!

Ces mots sortent de ma bouche comme une complainte : je le supplie de m’écouter, de m’accorder encore un peu de temps avant de me foutre à la porte.

_ Je t’ai toujours connu…

Il penche la tête, interloqué. La fille arrive derrière lui en courant. Elle se cache derrière sa carrure imposante et continue de fixer le sol.

_Qu’est-ce que c’est que ces conneries? S’exclame-t-il.

_Je t’ai toujours imaginé…

A cette révélation, la fille éclate en sanglots et s’affale sur le sol qu’elle contemplait durant ces dernières minutes.

Elle cogne ce sol de son poing en marmonnant des phrases inaudibles. L’homme s’abaisse à ses côtés. Elle continue de cogner. L’homme lui caresse les cheveux. Elle continue de cogner. J’arrive maintenant à comprendre ce qu’elle n’arrête pas de répéter :

« Ça n’en finira jamais, ça n’en finira jamais, ça n’en finira jamais… »

Il lui embrasse le front. Elle lève la tête. Elle ne pleure plus mais semble dévastée.

_Tu devrais aller te reposer, lui dit-il.

Elle acquiesce d’un léger hochement de tête.

_Tu vas réussir à te lever?

Elle acquiesce d’un léger hochement de tête.

Elle se lève toute doucement. Elle paraît vidée. Ses yeux sont vides. Elle est ailleurs.

Il l’emmène dans leur chambre.

Moi je reste dans le salon, tétanisé par la scène qui vient de se dérouler.

Quelques minutes passent. Je reste toujours planter là, à attendre qu’il vienne m’expliquer.

J’entends la fille crier de sa chambre :

_Ne lui fais pas de mal!

L’homme arrive. Il semble possédé. Son visage est déformé par la colère : la rage du désespoir. Je ne comprends pas pourquoi et je ne souhaite pas le savoir. Moi qui avait tant voulu le rencontrer, je n’ai plus qu’une envie à présent : le fuir.

Je commence à voir défiler tout ce que j’ai loupé : le plan d’il y a quelques jours qui m’avait harcelé depuis au téléphone. Finalement, il me plaisait bien. Pourquoi je l’ai rejeté?

La raison de ce rejet m’attrape alors par le col de mon pull et colle sa tête contre la mienne. Il a du mal à se contenir, à ne pas laisser éclater sa fureur. Il se retient de ne pas me casser la gueule. Je vois des larmes perler dans le coin de ses yeux.

_Pourquoi tu lui fais ça ? Pourquoi tu lui infliges ça?

_Mais je ne comprends pas, je… je ne la connais pas.

_Te fous pas de moi, elle me parle sans arrêt de toi. Devant la télé, à table et même au lit. J’en peux plus t’entends! Sors de sa vie! Sors de notre vie!

Les larmes qui perlaient, glissent à présent sur ces joues.

_Mais…

Je sens son poing se serrer sur le col de mon pull. Il me traine derrière lui et m’emmène de force vers leur chambre. Je n’oppose aucune résistance. Je subis les évènements si invraisemblables qui sont en train de se dérouler.

Il ouvre violemment la porte et me tire vers le centre de la pièce.

La fille est accroupie sur le lit, en pleurs.

Il me saisi la tête d’une main et me force à m’approcher d’elle.

_Je vais te les montrer vu que tu souhaitais tant savoir!

Je ne suis plus qu’à quelques centimètres.

_Arrête Marc, je t’en supplie.

_Vois ce que tu nous a volé! Montre lui Claire!

Elle refuse.

Il lui attrape le poignet et lui relève la manche.

J’arrive maintenant à les distinguer. Ce sont des entailles. La fille s’était coupé les veines. Elle avait tenté de se suicider… à cause de moi.

L’homme me lâche pour aller la réconforter.

Je commence à avoir la nausée. Je vacille. Ma vue se brouille. J’ai causé tant de mal par ma seule existence…

Je me précipite vers le couloir, manquant de tomber à chacun de mes pas. Je m’appuie sur le mur pour reprendre mon souffle puis je file à toute vitesse vers la porte d’entrée. Je ne veux pas rester ici une seconde de plus. Derrière, la fille continue de pleurer. L’homme est resté à son chevet.

J’attrape mon manteau et quitte cet appartement. En fermant la porte, je me rends compte de ce que j’ai laissé derrière moi : deux personnes cassées.

Mais comment aurais-je pu savoir que je n’étais pas le seul à être comme ça? Comment aurais-je pu deviner ce que je représentais moi-même pour elle?

C’est ainsi que tout prit sens.

Sa fuite du bus.

Sa surprise en me découvrant à sa porte.

Ses regards ou plutôt ses coups d’œil cherchant à être le plus discret possible.

Ses réactions maladroites.

Sa gène.

Ses regards en ma direction.

Ses cris.

Ses larmes.

Ses regards en ma direction.

A ces pensées, je vomis sur la plante verte du couloir puis je m’essuie la bouche.

Elle avait finalement essayé de m’éviter puis l’attirance et la curiosité avaient pris le dessus.

Elle avait pourtant essayer d’oublier, par tous les moyens. De tout faire pour que ma présence qui la rongeait disparaisse pour qu’elle puisse enfin vivre sa vie.

Voilà ce que j’étais moi aussi… Mourant.

J’avance le long du couloir. Je ne me laisse plus glisser. J’avance. Je veux vivre. Je veux faire ce dont j’ai envie. Je ne veux plus attendre ni prévoir. Je veux vivre.

Je m’étais emprisonné dans une routine dans laquelle je sombrais petit à petit.

Comme un crabe dans son bassin, je me laissais berner par cette chaleur agréable, enivrante alors que je mourrais à petit feu.

Je prends l’ascenseur.

Je vais tout recommencer à zéro.

J’arrive au rez de chaussée.

Et je vais…

Mon portable sonne : un message de ma sœur qui me propose qu’on se voit ce weekend.

Tiens, bizarrement, j’espérais que ça soit quelqu’un d’autre.

Un certain… Louis.

Le Louis que j’avais rencontré en boîte il y a deux jours. Celui avec qui je m’étais marré, avec qui j’avais dansé, que j’avais embrassé. Celui avec qui j’étais sorti de la boîte en titubant. Ce Louis qui m’avait raccompagné chez moi, avec qui j’avais baisé.

J’avais vécu avec lui, plus qu’avec n’importe qui d’autre.

Pourtant, je m’étais tellement conforté dans l’idée qu’il était impossible pour lui de faire mieux que l’homme qui m’avait hanté depuis tant d’années…

Mais faire mieux qu’un fantôme, je ne crois pas que ça soit humain.

Bon allez, je l’appelle.

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